Jean-Michel Alberola parle de lui, mais aussi de son époque. Il le fait de manière à la fois légère et savante.
Chez ce lecteur boulimique d’ouvrages les plus divers, faisant volontiers référence à ceux qu’il considère comme ses maîtres dans la modernité, amateur de musique, tout se sédimente dans la mémoire avant de trouver une forme ou plutôt un assemblage de couleurs, avant de proposer un autre regard, en le datant ou en inscrivant une phrase, car il demeure aussi un artiste du langage. Les expositions d’Alberola nécessitent un travail de réflexion du visiteur qui se laisse happer par les jeux colorés. En l’été 2021, l’artiste faisait l’objet de trois expositions en France : Musée du Quai Branly, Caen, Templon .
Entretien avec l’artiste. 4 minutes
Jean-Michel Alberola aime mettre en scène ses expositions. Elles ressemblent à des rébus philosophiques : les œuvres interrogent la question du pouvoir, la dichotomie entre réalité et apparence, fonction et représentation.
Il est symptomatique que la première œuvre aperçue par le visiteur soit une simple lithographie : « La question du pouvoir est la seule réponse », interpellation que l’artiste avait lancée dans une précédente exposition sous forme de fresque murale. (Lire article V&D. "L’aventure des détails" >>>). Cette question du pouvoir était également centrale dans « Personnes » la grande exposition de Christian Boltanski, aujourd’hui disparu, à Monumenta en 2010 (voir article de V&D>>>), mais elle est ici exprimée moins tragiquement et plus sobrement. Comme thème de sa fresque murale, habituelle dans toutes ses expositions, Jean-Michel Alberola a choisi une autre phrase « Le seul état de mes idées », qui met en abîme les tableaux schématisés de l’exposition à Templon, une sorte d’autoportrait fonctionnant comme une vanité, dans l’esprit de ses rois.
Les « Rois de Rien » appartiennent à une série débutée il y a une quinzaine d’années ; ce sont de mystérieux portraits de roi couronnés placés devant un photographe ou un peintre, mais dont les pieds sont toujours nus, signe d’humilité ou/et figure du peintre en général, donc de lui.
De subtils monochromes « aux couleurs » de la Reine Élisabeth II leur répondent. Car elle non plus n’a pas grand pouvoir en dépit du titre, mais sa liberté intérieure se traduit par le choix de ses tenues, et des chapeaux, « typically english » ! C’est par une calligraphie très rigoureuse de son nom qu’il semble lui rendre honneur, non sans humour.
Curieuse programmation : dans l’autre galerie de Templon, Garouste s’empare de la richesse de l’œuvre de Kafka ( lire Voir et Dire >>> ), alors que Jean-Michel Alberola, avec "F.Kafka - Zurau" aborde à sa manière l’écrivain, par son village d’enfance où des photos de ses maisons sont dessinées à plat, comme Matisse faisait ses peintures d’intérieur.
La musique, omniprésente dans son travail, s’incarne dans des peintures en hommage à son panthéon personnel, du mythique groupe californien Grateful Dead au tube « Gimme Shelter » des Rolling Stones. Mais la manière dont il les traite tient de la mise en mémoire d’une expérience personnelle, comme s’il voulait documenter le plus précisément possible un moment d’émotion.
Comme toujours, il s’agit pour l’artiste de raconter des histoires, le syncrétisme nécessaire d’une œuvre et ses filiations intellectuelles. Comme cet artiste secret le livrait en 2019 dans un de ses rares entretiens « Tout le temps, je raconte des histoires, dans la vie, dans les tableaux. Je ne fais que ça, raconter des histoires. De toute façon la peinture a toujours raconté des histoires, que ce soit Poussin, Vélasquez ou Mondrian, on raconte des histoires. Tout ce qu’on fait c’est autobiographique, donc c’est notre histoire. Ce qu’on fait parle du monde, on raconte le monde tel qu’on le voit. L’art n’échappe pas à ça. (Flyer de présentation de l’exposition)
Cette posture est symptomatique dans le tableau « Surface inconnue » où la phrase est peinte dans une sorte de bulle carrée de BD, sur un plan coloré qui vient s’écraser sur d’autres plans, un peu à la manière de Photoshop lorsque l’on fusionne les calques pour obtenir une image unique. Ici la référence aux peintures métaphysiques de Rothko est manifeste, mais Jean-Michel Alberola suggère aussi une interrogation personnelle sur l’art de peindre. Sa réponse se trouve peut-être dans une toile de facture proche "Absolument nécessaire. Voir Portfolio"
Cette interrogation est latente dans ses représentations les plus diverses où le sujet est une sorte de pingouin, un objet trouvé dans un brocante, qui fonctionne comme le doudou d’un enfant, avec un acronyme d’autodérision, N.P.I., Non Productif/Incontrôlable, pour se qualifier d’anarchiste dans la peinture, alors qu’il vend dans les plus grandes galeries. Mais Andy Wharhol n’avait-il pas de même une vision cynique en fustigeant la société de consommation tout en manipulant les règles du marketing pour mieux vendre ses œuvres ?
Jean-Michel Alberola est inclassable certes, mais pas indéchiffrable à condition de se soumettre à ses règles, de travailler ce qu’il nous donne à voir.
Jean Deuzèmes