Rineke Dijkstra est devenue célèbre avec les portraits photographiques de jeunes adolescents à la plage ou de jeunes mères, des sujets qui après un effort important ne posent pas, mais s’abandonnent à eux-mêmes. Dans ce passage d’un état à un autre (l’épreuve de natation, l’accouchement), elle saisissait la force des émotions, une constante dans son art : le bonheur, la fierté d’avoir été jusqu’au bout, la fragilité de l’être, l’épuisement.
Avec les quatre vidéos datant de 2009 et 2014 présentées à la MEP et mettant en scène des jeunes, Rineke Dijkstra continue de capter l’essence d’une personne et sa présence à l’image.
Elle saisit le passage du temps non plus avec des séries de photos sur plusieurs années, mais en un court moment fait de concentration et d’entrée dans le monde de la culture. Le processus de prise de l’image par l’artiste est toujours le même : un environnement neutre, pour que le spectateur ne soit pas distrait, l’objectivité par rapport au sujet qui ne pose pas, s’exprime spontanément, même s’il est contraint par les pédagogues.
I see a woman crying, 2009
Dans cette œuvre (5min 7s), nous sommes les témoins des réflexions d’écolières et écoliers participant à un atelier à la TATE Liverpool, amenés à décrire et à interpréter La Femme qui pleure de Picasso (1937). L’œuvre se trouve dans le hors champ de la caméra. Trois questions sont posées, mais le spectateur les ignore. Elles portent sur les raisons des larmes du modèle et l’image dévoile l’appréhension de la tristesse par les enfants. Seules les réponses et les descriptions des enfants nous permettent de reconstituer le tableau, au fur et à mesure(voir vidéo entretien ci-dessous). Les réponses sont autant d’indices sur leur personnalité et leur imaginaire.
« Ces enfants qui regardent une œuvre d’art deviennent à leur tour, une œuvre d’art. » Rineke Dijkstra
Ruth Drawing Picasso 2009
Ruth, une jeune fille en uniforme scolaire, est installée à même le sol, dos contre le mur de la TATE Liverpool.
Le spectateur est invité à la regarder dessiner La Femme qui pleure de Picasso à l’aide d’un crayon qui grince et produit une étrange mélodie.
La pose est inconfortable, mais la jeune fille est impassible et s’adonne avec une grande concentration, rien ne semble la perturber, ni sa posture, ni sa voisine. Durant quelques minutes, nous la voyons s’extraire du monde, du regard de la caméra, donc du nôtre, pour plonger dans l’œuvre.
Dans cette contemplation de Ruth et de son acte de création, le spectateur vit une double leçon sur l’art de regarder, celle de l’enfant et la sienne.
Marianna (The Fairy Doll), 2014
Saint-Pétersbourg possède un prestigieux ballet, Vaganova, qui recrute ses élèves très tôt. Marianna, 10 ans, toute de rose vêtue, s’entraîne pour l’audition avec sa professeure hors champ de la caméra. Venant de la classe moyenne russe, elle fait deux heures de bus pour se rendre à l’école alors que rien n’est assuré. Elle redouble d’efforts et répète inlassablement les mêmes mouvements. La caméra s’attarde sur l’expression de la petite danseuse ; son sourire figé traduit le contrôle de son corps et de ses émotions, afin d’accéder à l’excellence.
Rineke Dijkistra saisit la tension qui se joue entre Marianna et son instructrice, l’enfant se conforme aux demandes, en dépit de la fatigue et de la lassitude, l’irritation pointe.
« Au fur et à mesure que la répétition avance, nous ressentons la fatigue de Marianna et sa lutte intérieure qui grandissent contre les règles qui lui sont imposées. Elle montre des signes de rébellion, tout en essayant de réponde aux attentes de sa professeure. » Rineke Dijkstra
The Gymschool, 2014
Onze jeunes élèves (de 8 à 12 ans) de l’école Zhemchuzhina, à Saint-Pétersbourg, s’entrainent à la gymnastique rythmique, qui comporte cinq outils : la corde, le ruban, le cerceau, la massue et le ballon. Projetées sur trois écrans, comme des tableaux, les performances des élèves se succèdent sous différents angles. Sont mises en évidence l’intensité des entrainements et l’évolution de la maitrise des corps avec l’âge.
Les gymnastes deviennent des sculptures vivantes et forment une sorte d’alphabet dans l’espace. Seul le son mat du contact avec le sol se manifeste. Mais la crispation du visage, ou au contraire la fierté affichée d’une pose parfaite, met en contact avec la fragilité et l’humanité des gymnastes.
« Lorsque j’ai commencé à travailler sur The Gymschool, les études du mouvement d’Eadward Muybridge me sont venues à l’esprit. Comme lui je voulais explorer la limite entre le corps humain et l’abstraction. En choisissant de filmer ces jeunes filles dans un espace neutre et sous différents angles, elles deviennent des sculptures abstraites ; chaque silhouette offre une image différente. » Rineke Dijkstra
Avec Rineke Dijkstra, l’approche de vidéaste est très proche de la photo : sa caméra est fixe dans un environnement neutre, tout est très soigné, l’artiste reste au même endroit, elle laisse s’exprimer les sujets et saisit les petits moments fragiles, où le sujet devient œuvre d’art dans ce moment de sa vie.
Il y a du collectif dans ses vidéos, y compris multi écran, avec un groupe filmé ou encore dans un hors champ, la préparation à une audition où la concurrence est féroce.
Si c’est toujours l’observation d’une personnalité en émergence qui intéresse la vidéaste, la gamme des émotions s’enrichit : la recherche de la perfection, l’effort de refaire toujours la même chose, l’agacement à l’égard du professeur, le rapport aux propositions pédagogiques des adultes (ateliers dans un musée), ou à leur injonction (école de danse à Saint-Pétersbourg), ce qu’il y a derrière un sourire. Elle montre comment l’enfant réagit avec ses moyens.
Jean Deuzèmes
Entretien avec l’artiste autour de son œuvre "I see a woman crying"