Simone Leigh. Brick house, bronze, 2019 – Arsenal
Ce monumental buste accueille les visiteurs dans ce haut lieu de la Biennale de Venise qu’est l’Arsenal. Il témoigne de la tonalité d’ensemble de l’évènement, rendre hommage à la place des femmes dans l’art. Cette femme noire a les traits d’une déesse hiératique et douce dont le corsage ressemble à une maison traditionnelle mousgoum en argile du Tchad ou du Cameroun ; mais elle fait aussi référence aux anciennes représentations (sculpture, dessin de vaisselle) domestiques et racistes du sud des États-Unis (La Mammy). Comme dans toute son œuvre, Simone Leigh, artiste américaine née en 1968 de parents jamaïquains, parle de l’expérience de la femme noire, « une architecture aux multiples possibilités », affirmant sa propre humanité.
Les yeux n’interpellent pas directement le visiteur, mais l’attirent, le regard est lisse comme un miroir reflétant le monde. Dans les années 1920, les surréalistes aimaient se faire prendre en photo dans les photomatons nouvellement créés en fermant les yeux pour signifier que la vérité venait de l’intérieur.
Ici, comme dans le pavillon américain, cette artiste, Lion d’or 2022 de la Biennale, va au-delà de la figure de résistance à l’oppression sexiste et raciste. Elle affirme que la femme est autonome et est l’auteure de sa propre histoire. Elle dépasse l’époque metoo, et relie le plus ancien au contemporain, ainsi que tous les territoires du monde.
La statue trônait d’ailleurs en 2019 à New York au-dessus d’un grand axe routier.
Simone Leigh. Sentinel, bronze, 2020 – Arsenal
Les œuvres de Simone Leigh sont disposées en plusieurs lieux à Venise, notamment dans le pavillon américain dont elle est la représentante. Se dressant seul au centre d’une petite pièce, Sentinel est un bronze fascinant, qui donne à cette femme noire sculptée une pureté stylistique qui rejoint celle des Cyclades, mais aussi de certains cubistes et surréalistes.
Le contraste avec l’environnement blanc du pavillon US est saisissant et la prise de vue avec le lanterneau en fait presque une sainte des temps modernes. Le titre exprime le rôle dévolu à la femme artiste noire, digne et vigilante.
Barbara Kruger. Untilted (Beginning, Middle, End) Installation -Arsenal
L’œuvre de Barbara Krüger occupe l’extrémité du bâtiment de la Corderie et agit comme un point d’orgue Cette artiste majeure, née en 1945 et vivant à Los Angeles, a commencé sa carrière comme graphiste pour les grands magazines américains. Elle a ensuite développé un art fondé sur l’usage du détournement du langage par des phrases XXL, toutes écrites dans les mêmes typographies Futura Bold Oblique ou Helvetica Ultra Condensed. Ce dérivé de l’esthétique de propagande, mais aussi des diktats publicitaires, est utilisé avec ironie dans une visée activiste féministe et critique de la société de consommation et des stéréotypes.
L’œuvre couvre tout l’espace et comprend aussi une composante vidéo à trois canaux. Les phrases de commandement implorantes de Barbara Krüger (“PLEASE CARE” (s’il vous plait, faites attention) , “PLEASE MOURN”(s’il vous plait, faites votre deuil) utilisent le mode d’adresse ironiquement désincarné.
Katharina Fritsch. Elefant/Elephant, 1987
Cette sculpture éclate de force visuelle à l’entrée du pavillon central des Giardini. Fabriquée en polyester, moulée sur une éléphante empaillée et peinte en vert, elle donne un aspect surnaturel à l’animal qui en outre est magnifié sur un socle, au même titre que les chevaux des héros. Elle reprend les histoires qui célèbrent la grandeur, l’intelligence, la mise en captivité, la structure matriarcale de l’animale, car c’est la femelle qui mène les troupeaux. Placée dans le somptueux « Sala Chini » du XIXe siècle avec ses murs décorés de papiers peints et ses miroirs réfléchissants, l’éléphante est multiple et prend tout l’espace, un trait commun à la plupart des œuvres de l’artiste (voir le Roi des rats, 1993).
Katharina Fritsch, née en 1956, vivant et travaillant à Wuppertal a reçu le Lion d’or 2022 pour toute son œuvre.
Francis Alÿs. The Nature of The Game. Pavillon Belge
L’artiste, dont la pratique inclut la mobilisation des populations et met en libre accès tous les films qu’il produit tourne sa caméra depuis 1999 sur les enfants et leurs jeux dans l’espace public, dans tous les pays du monde, dans tous les environnements qu’ils soient dangereux, voire de guerre, ou non. Ce besoin humain essentiel du jeu, si structurant pour l’esprit, fait ici l’objet d’une vraie approche ethnographique sous la forme de minuscules tableaux, mais surtout de projections simultanées sur de multiples écrans, plongeant le visiteur dans l’univers de ceux qui jouent.
Une course des escargots en Belgique, une descente vertigineuse dans un pneu au Congo, des jeux sans jouets : de la joie en vidéo !
L’intégralité des vidées est disponible sur le site de Francis Alÿs
Cerf volant en Afgahnistan :
https://francisalys.com/childrens-game-10-papalote/
La roue et Rubi au Congo :
https://francisalys.com/childrens-game-29-la-roue/
http://francisalys.com/childrens-game-27-rubi/
La course d’escargots en Belgique :
http://francisalys.com/childrens-game-31-slakken/
Jeux de neige en Suisse :
http://francisalys.com/childrens-game-33-schneespiele
Marelle et corde à sauter à Hong Kong :
http://francisalys.com/childrens-game-23-step-on-a-crack/
http://francisalys.com/childrens-game-22-jump-rope/
Osselets au Népal :
http://francisalys.com/childrens-game-18-knucklebones/
Pavillon espagnol
L’œuvre de Ignaci Abali est magique. Ce représentant de l’Espagne a produit une installation de lumière et de vide, en réorientant le pavillon lui-même. Celui-ci occupe une place marginale et étrange aux Giardini, car il n’est pas dans l’alignement général, coincé entre deux autres bâtiments. L’artiste a donc proposé de lui redonner une place, en le reconstruisant à l’intérieur de l’ancien, en faisant tourner de 10° le plan de ce dernier, avec un positionnement semblable des murs, des portes et de la charpente.
Il en ressort, non pas un dédale, mais une sculpture architecturale où le visiteur jouit du jeu des effets du soleil dans la journée.
Anish Kapoor
L’artiste indien fait l’objet de deux expositions : d’abord une rétrospective dans la Gallerie dell’Accademia où il dialogue de manière somptueuse avec des œuvres muséales de tous les siècles. Le puriste minimaliste, le quêteur de l’au-delà de la forme dans des œuvres au revêtement parfait, mais créant l’illusion devient de plus en plus radical. L’épaisseur de la matière de ses immenses installations contribue à troubler les frontières entre le corps, la structure et la condition vivante. La violence de ses nouvelles manières de s’exprimer se retrouve au Palazzi Manfrin qu’il a acquis et où il présente ses récents travaux. On ne peut que les rapprocher des dernières œuvres de Picasso, qui ne cessait de peindre avec acharnement, des corps, des sexes, de la chair.
“This is Ukraine : Defending Freedom” à la Scuola Grande della Misericordia
L’invasion de l’Ukraine est abordée de multiples manières : le pavillon ukrainien aux Giardini, mais aussi à Scuola Grande della Misericordia, récemment restaurée. Cette initiative portée par un mécène a été conçue dans l’urgence par Bjorn Geldhof, commissaire et directeur du Pinchuk Art Centre à Kiev qui a pris le parti de donner la parole à des artistes ukrainiens au RdC et, à l’étage, de solliciter des artistes internationaux avec des œuvres des dix dernières années.
C’est à ce niveau, une très vaste salle, que se déroulent des concerts, des rencontres et des débats pour le public. Des petits tabourets de cartons solides y sont à disposition.
Le jour de la visite, un organisateur anonyme les avait disposés, non pas en rangs, mais en cercle au milieu d’œuvres marquantes.
Cette installation inspirée donnait un sens à ce qui se jouait au même moment, la recherche de processus de négociation, notamment pour faire sortir des bateaux chargés de céréales, au travers d’une zone très dangereuse. Avec qui négocier ? Qui est prêt à s’asseoir ? Quel sujet mettre au centre, ici si vaste et vide ?
Personne ne connaît l’auteur de cette installation, qui ne porte aucun titre, mais illustre la phrase du grand artiste allemand Joesf Beuys dont l’œuvre est engagement : « Tout homme est un artiste ».
Cette installation rappelle une œuvre célèbre de Chen Zeng (1955-2000), Round Table (1995) : une vaste table rondedans laquelle s’encastrent des chaises venant du monde entier autour d’un extrait de la Déclaration des droits de l’homme, gravé en chinois.
Si les deux configurations sont de même taille, elles n’ont pas le même sens. S’il est possible de s’asseoir dans le cercle de Venise, il est impossible de s’asseoir sur les chaises de Cheng Zeng, on ne peut que tourner autour. Une vision très pessimiste de la discussion sur les droits de l’Homme en Chine. Qu’en est-il de l’avenir de l’Ukraine ?
Jean Deuzèmes