Une lecture de l’œuvre de Dhewadi Hadjab à la lumière de Saint-Eustache
par Françoise Paviot, chargée de l’art contemporain dans cette église.
« Objet du mobilier liturgique, le prie-Dieu est apparu dans l’église vers le XVIe siècle. Signe de foi et de prière, il a pu aussi avoir le statut d’un privilège social avec l’ajout du nom de son propriétaire ou bien l’apport de paillages, de capitons ou de coussins qui lui donnent encore l’occasion d’être proposé dans des ventes aux enchères publiques. Avec ces deux grandes peintures, conçues pour Saint-Eustache, Dhewadi redonne une présence visible à cet élément de plus en plus absent de nos églises et, pour ne pas dire, en voie de disparition. On prie Dieu debout, parfois agenouillé à même le sol comme au Moyen-Âge, mais, il va sans dire, toujours dans un geste de respect, voire de soumission qui donne sa valeur à l’acte.
Il y a dans ces deux œuvres l’irruption d’une gestualité étonnante qui pose question. L’attitude du personnage apparaît d’emblée parfaitement anachronique car le corps, oubliant le rituel ordinaire, développe ses propres attitudes. Pourtant en saisissant ces postures qui nous interrogent, Dhewadi renoue avec la longue tradition des descentes de croix qu’il a beaucoup étudiées : pensons à celles de Giovanni Bellini ou bien de Sandro Botticelli qui fixèrent dans l’instant l’abandon d’un corps isolé dans l’espace et soutenu par sa mère et ses proches. Si ici le déséquilibre du personnage provoque bien un non-sens, il évoque aussi une chute qui n’aura pas lieu : avec élégance, le corps est parfaitement maîtrisé et maintient un équilibre souple et gracieux. Et c’est bien là le paradoxe qu’expriment ces deux grandes toiles, une tension entre la chute et le maintien dans l’espace, entre les manquements à la lumière et la grâce de l’élévation. Le prie-Dieu, métaphore des points d’appui de la danse, offre au corps la possibilité de s’élever vers un autre langage, celui de l’âme et, à sa façon, Dhewadi redonne du sens à cet objet symbolique de la prière. Toute œuvre est un questionnement qui invite au dialogue celui qui la regarde. Face à ces deux peintures silencieuses, il est donc permis de sentir comme une invitation à transcender le sensible et la fragilité de l’incertitude. Elles nous révèlent alors que c’est de notre capacité à rompre avec le monde du sens et à maîtriser notre pesanteur que peut naître la grâce. »
Françoise Paviot
Genèse d’un projet
Rubis Mécenat entretenait un lien original avec l’église Saint-Eustache depuis 2015 en faisant concourir de très jeunes élèves des Beaux-Arts sur des projets de crèche. Les regards successifs de cette génération avaient apporté un esprit de fraîcheur à cet exercice imposé dans les églises. En 2020, les partenaires ont décidé de renouveler leur approche, en dehors du temps de Noël, dans le cadre du projet Crush ( « cela me plaît ») destiné aux professionnels de l’art et piloté par l’École des Beaux-Arts. Celui-ci consacre le parcours international d’un jeune artiste par la remise d’un prix de Rubis Mécénat et l’exposition de l’œuvre à Saint-Eustache. Dhewadi Hadjab, peintre en 4e année, atelier Tim Eitel, s’est ainsi vu attribuer par Rubis Mécénat une dotation de 5 000€, ainsi qu’une prise en charge pouvant aller jusqu’à 20 000€ pour la production.
Né en 1992 à M’Sila en Algérie (Kabylie), il a étudié à l’École supérieure des Beaux-Arts d’Alger, puis à l’École supérieure nationale d’Art de Bourges, 2017, avant d’entrer aux Beaux-Arts de Paris.
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Ses peintures hyperréalistes étaient des mises en scène déjà marquées du sceau de l’étrangeté : des environnements intérieurs décorés et meublés au minimum où évolue un unique personnage au corps épousant les fauteuils, aux membres en étirement, désaxés, presque désarticulés, sans toutefois la charge érotique des poupées de Bellmer. Ces gestes avaient une actualité certaine dans notre temps de confinement où les corps contraints recherchaient des postures inhabituelles de décontraction dans des intérieurs petits ou eux-mêmes contraints. Chez l’artiste, les corps luttaient contre des murs omniprésents. La peinture du déséquilibre maîtrisé de Dhewadi Hadjab parlait déjà de corps exprimant une psychologie du vide et l’abandon. La question sous-jacente de ses tableaux antérieurs semble être celle-ci : comment l’homme cherche-t-il et trouve-t-il sa place dans des lieux symboliquement fermés, mais possédant cependant une petite ouverture (fenêtre ou porte) ?
À Saint-Eustache, l’intérieur n’est pas celui du logement contraint, mais le grand vide de l’espace de l’église où le dallage et les rapports ombre/lumière campent le cadre du tableau. Mais quel en est le sujet ? Le prie-Dieu dans son histoire matérielle avec sa signification d’accès à l’intériorité ou bien le corps, hors de la cage des murs, adoptant une posture rappelant les représentations religieuses ? C’est en fait l’arrêt sur image d’un d’état qui est saisi sur le vif par le pinceau, une sorte d’extase dans la performance, cet art du temps et des corps.
Dhewadi Hadjab en effet s’intéresse beaucoup à la danse, au travail des danseurs en répétition, à la douleur de leur corps ; les spectacles de Pina Bausch expriment pour le peintre les recherches abouties sur la danse, considérée comme une forme en elle-même.
Le peintre est dans une logique proche, mais l’expression de ses corps renvoie ici à des références religieuses : une descente du Christ en croix, mais sans sa mère et ses disciples ; ou des saints dans une situation d’abandon après l’extrême tension physique ou mystique ; ou encore du martyr. Ici tout est solitude et expression de l’âme par la torsion des membres, puisque le visage se dérobe à notre regard, ce qui est une différence sensible avec les maîtres antérieurs.
Pour obtenir cet effet savant, l’artiste a travaillé dans l’église, comme dans un atelier photo, avec les procédés attenants. Le modèle choisi a dû tenir des pauses difficiles, qui étaient de réelles performances techniques ; l’artiste a alors pris de multiples photos, puis les a mixées, pour composer un personnage à peindre. « Toutes les toiles de l’artiste commencent par des photographies de modèles.[…] C’est ensuite dans l’exécution minutieuse de l’œuvre peinte, qu’il va accentuer les moindres détails qui font de la peinture non plus la copie d’un moment, mais un univers en soi. » (Gaël Charbau, commissaire de l’exposition). Mais ces tableaux sont traversés aussi du souffle de la sculpture, puisque les sculpteurs utilisent le matériau terre en rassemblant des morceaux de glaise, en les mixant ; on se souvient aussi que Rodin utilisait déjà la photo. C’est pour cela que la frontière entre peinture et sculpture représentée semble si mince.
Ici, Saint-Eustache impose son atmosphère de recueillement avec son vide, son prie-Dieu, ses dalles et ses ombres. L’expression donnée aux sujets par Dhewadi Hadjab fait écho aux grandes figures que l’on voit dans les nombreuses chapelles.
Une nouvelle conjoncture artistique ? Le lien entre danse contemporaine et espace religieux prend de l’importance dans les églises ouvertes à l’art de notre temps. Il est ici traité sur le mode de la peinture. Dans la cathédrale de Vienne, lors de la Pentecôte 2021, il fut traité sur le mode de la vidéo.Lire article.
En offrant un espace de résonnance dans le champ religieux pour des œuvres aussi fortes, Saint-Eustache continue à renouveler le dialogue avec la culture dans le centre de Paris.
Jean Deuzèmes
Voir Vidéo du programme Crush à l’école des Beaux-Arts