** Une mise en perspective de l’œuvre par Jean Deuzèmes
Dans les années 60, Jean Dubuffet avait trouvé du beau dans le laid, le grotesque ; il avait aussi exploré les textures des matériaux ; il avait pris comme sujet les paysages simples, arides, jusqu’à mettre de la terre dans ses œuvres. Chez lui, par goût du concret et du matériel, tout était paysage. Il rendait hommage à la mère Nature, nourricière de l’univers, dans de grands élans de primitivisme. Il explorait la face cachée des choses. Les titres étaient expressifs : Messe de terre, les Entrailles de Terre, le Gala de Terre, la Joie de Terre, autant d’œuvres nées de la trituration de la matière où les doigts ont laissé leur empreinte.
La nature est aussi au centre des créations de Angelika Markul. Mais on n’est plus dans l’art brut, chez les avants-gardes ou les nouveaux réalistes dénonçant la société de consommation. On est dans l’anthropocène, dans l’inquiétude générale où l’on débat de l’introduction de la notion d’écocide dans la Constitution. Les artistes s’engagent avec leurs moyens et leur sensibilité.
Angelika Markul, lauréate en 2016 du prix Coal qui récompense un artiste pour son travail associant art et environnement, parcourt le monde et documente dans ses films les effets des catastrophes, elle conserve les images de ce qu’elle voit et les restitue dans son atelier, dans ses installations. C’est une archiviste de ce que l’on va léguer aux générations futures, d’où le titre. Non pas sur le mode de la « bad painting » des artistes américains qui dans leurs excès dénoncent l’hypocrisie et la bien-pensance, mais avec une certaine sophistication des matériaux et des couleurs, une application à rendre ce qu’elle a vu et ressenti dans des environnements précis, ici le Brésil.
Le visiteur est convoqué devant l’entrée d’une grotte et devient découvreur médusé, malgré lui, de qui est gâché, perdu par l’homme.
Ce n’est pas un paysage de ruines (lire V&D >>>) fait de minéral ou de déchets produits par l’homme, mais un entassement de matières organiques délaissées au milieu d’une nature dévastée, d’un bout de monde enseveli sur lequel planent des restes de lumière. Il y a des références à Joseph Beuys, un des premiers artistes à poser la question de l’environnement, avec, comme dans Plight, le feutre gris – du poil de lapin agglutiné- qui étouffe tout bruit, mais conserve et protège, fait référence à un lien magique entre culture et nature : les murs en sont envahis. Il y a aussi du Boltanski, dont l’artiste a été l’élève aux Beaux-Arts, dans ce tas non plus d’habits symbolisant la vie humaine face à la mort, comme dans « Personnes » (lire Voir et Dire >>>), mais de peaux de crocodile et de végétal, symbolisant la destruction de la nature et des animaux.
Placé devant l’église Saint-Séverin, cet amoncellement a des allures d’autel d’un temps de catastrophe, ou de gisant dans une crypte et, du fait de l’absence d’éclairage interne, l’œuvre reflète ce qui se passe dans l’espace public et absorbe ce qui vit dans la ville. Le cliché ci-contre montre des SDF assis dehors mais insérés dans la photo de l’œuvre, des témoins de notre époque.
L’artiste revisite la notion d’extinction, mais ne verse pas dans les délires de la collapsologie. Angelika Markul est une archiviste qui alerte avec son esthétique très particulière et fortement attractive.
Jean Deuzèmes
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**Le point de vue de la commissaire, Odile Burluraux
Angelika Markul entreprend depuis le début de sa carrière une réflexion autour des questions de mémoire, d’exploration des vestiges des lieux de destruction. Ses œuvres interrogent nos origines, nos traces, nos reliques – certaines sur le mode archéologique, d’autres “en devenir”. L’artiste pose un regard poétique sur le monde, à la recherche d’indices de civilisations hypothétiquement disparues et crée des formes silencieuses, mais agissantes. Archéologue des mondes enfouis, elle donne à voir ce qui a été oublié, immergé, invisibilisé par l’immensité de la nature ou par l’homme – dans une tentative de restitution de sites disparus ou non encore existants.
Qu’elle tourne à Fukushima, à Tchernobyl, dans les grottes de Naïca au Mexique, en Afrique, en Australie ou au Texas, elle rapporte des images qui nourrissent un imaginaire se déployant sur plusieurs niveaux de récits. Le spectateur est comme plongé dans un voyage immersif où l’imagination et le réel conjuguent les restes du passé aux études scientifiques contemporaines.
Pour la Galerie Saint-Séverin, l’artiste revisite les notions d’extinction. Dans une esthétique crépusculaire, générée par un néon sphérique étrangement solaire, elle rassemble et entasse des artefacts, masses avachies qui suggèrent des êtres non identifiables, membres déformés de corps humains ou d’animaux, non sans évoquer l’idée de gisants. L’impression d’enfermement est renforcée par le recouvrement des parois de la vitrine de feutre symbolisant protection assourdissante et ensevelissement.
L’installation « Excavations of the Future » nous confronte aux éléments morts, abandonnés qui jalonnent et jonchent certains lieux, que ce soient des pièces réelles ou des zones mentales. Cet encombrement ne nous invite-t-il pas à déblayer afin que surgisse peut-être, alors, un regard, un espace pour ce qui est à la marge, mis sous le boisseau ?
** Biographie
Née en 1977 en Pologne, Angelika Markul vit à Paris. Diplômée de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, elle a notamment fréquenté l’atelier de Christian Boltanski.
Récipiendaire du prix SAM ART en 2012, elle a présenté une exposition remarquée au Palais de Tokyo. En 2016, elle a été lauréate du prix Coal qui récompense un artiste pour son travail associant art et environnement. L’an dernier, le centre d’art de Vassivière lui a consacré une rétrospective intitulée « Formule du temps ».
Sa carrière s’est déployée largement à l’international du fait même de ses recherches menées dans des horizons lointains. Elle est représentée par la galerie Albarrán Bourdais à Madrid et la Leto Gallery à Varsovie.
L’activité artistique d’Angelika Markul s’inscrit principalement autour de deux registres qui se complètent et se superposent parfois : les installations et les films. L’artiste réalise des paysages étranges aux formes et aux matières peu reconnaissables, dont les éléments sculpturaux jouent sur l’ambiguïté des matériaux entre bronze et cire. Elle produit par ailleurs des vidéos qu’elle a tournées dans des lieux parfois extrêmes (au Japon, en Amérique du Sud, au Texas, en Ukraine, etc.). La nature de ce travail génère en général de longs processus – voire des enquêtes auprès de chercheurs – précédant la réalisation des œuvres où s’entremêlent le plus souvent un aspect fictionnel et des références scientifiques.
Angelika Markul constitue des archives à partir desquelles elle soulève des questions prégnantes à la frontière entre art et science, fiction et documentaire.