La poupée noire comme exorcisme, chez Michel Nedjar
Après le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, le Musée LAM-Art brut de Lille Métropole expose les poupées de Michel Nedjar (24 férvrier-4 juin 2017). Il y en a des dizaines, accompagnées de textes et dessins, extraites d’un immense univers fait de poupées, souvent noires, aussi mystérieuses et inquiétantes que bien des sculptures de tissus sortant des mains de chamans d’Afrique ou d’Amérique centrale et du Sud.
« Qu’est-ce qu’une poupée ? […]C’est quelque chose d’étrange. C’est quelque chose dans l’ombre[…]C’est quelque chose de la terre. C’est quelque chose de l’origine. C’est quelque chose de magique. C’est quelque chose de paternel. C’est quelque chose d’interdit. C’est quelque chose de Dieu. C’est quelque chose de lointain. C’est quelque chose sans yeux. C’est quelque chose d’animal. C’est quelque chose d’oiseaux. C’est quelque chose de silencieux . C’est quelque chose d’éternel. C’est quelque chose de boue. C’est quelque chose de cailloux. Quelque chose de végétal. Quelque chose de l’enfance. Quelque chose de cruel. Quelque chose de joie. Quelque chose de cri. Quelque chose de muet. Voilà » affirme l’artiste dans le catalogue (p39)
Le travail de ce fils de tailleur, petit-fils d’une chiffonnière polonaise, parcourt les puces du monde entier à la recherche de restes de tissus et d’objet, qu’il va transformer en poupées après les avoir enterrées, maculées de toutes sortes de produits avant de les recoudre, de les réassembler, et de les faire renaître. Michel Nedjar ne cesse travailler ses blessures : celle de ne pas avoir appartenu au monde des filles et des jeux de poupée ; celle liée à l’incapacité de suivre un parcours scolaire initial ; celle de la Shoah, tue dans sa famille, jusqu’à la découverte du film Nuit et Brouillard ; celle d’une homosexualité cachée pendant longtemps. Toute son œuvre est une cicatrice dans l’âme, qu’il montre de manière brute sans chercher à la cacher, en allant à la recherche de ses origines, telle une psychanalyse sans fin et sans volonté de sublimation. Ce sont ces figurines sans âges et sombres qui lui ont permis de découvrir la mort et de rester en vie. Elles sont reliques du passé et talismans pour l’avenir. Ce sont les témoignages permanents d’un homme, de ses introspections et associations avec l’histoire du monde. Elles marquent profondément tout visiteur par leur densité de mystère.
Visionner la vidéo de l’exposition Michel Dejar au MAHJ :
L’œuvre de Jill Gallieni, elle, est célébration féminine, ne parlant pas des blessures de l’enfance, mais de sa légèreté ; elle utilise l’imaginaire naïf de la poupée et l’art du tissu pour exprimer une spiritualité d’adulte.
Jean Deuzèmes
Les communiantes : Le point de vue du commissaire
Depuis les années 80, l’artiste française Jill Gallieni, née à Paris en 1948, travaille avec autant d’aisance la sculpture et le dessin. Sa singularité se place évidemment dans l’expression artistique qu’elle construit depuis l’âge de ses trente ans, mais aussi dans l’utilisation des matériaux et des techniques. L’artiste élabore une écriture artistique libre, spontanée, mais jamais aléatoire. Même lorsque l’esprit « vagabonde », il n’est jamais au repos, mais en méditation, en prière. L’instinct n’est-il pas produit par notre propre cerveau et la nourriture que nous lui donnons ? Dès le début son œuvre s’inscrit sur papier avec les cahiers de prières. Pour les Poupées son monde se dresse en tissu armé et rembourré, épisodiquement en papier depuis 2000, expérimentalement en plastique avec les Sirènes (2008) ou, au tout début, réhaussé de plâtre comme Poupée (1992-93). Ses références sont à l’image de son œuvre, ouvertes, avec une place donnée aux différentes expressions artistiques comme l’art traditionnel / classique, basé sur un cursus éducatif, des références historiques et une forme de continuité ; l’art singulier, qui ne cherche pas forcément des références historiques et des appuis techniques reconnus ; et l’art brut qui est issu d’un travail reconnu artistique, mais produit hors du schéma dit classique par des personnes atteintes de schizophrénie avec une constance aléatoire.
Pour la Galerie Saint-Séverin, Jill Galliéni propose une mise en scène qui offre un dialogue entre ses deux pratiques, la sculpture et le dessin, entre le cahier des prières Neuvaine à Marie qui défait les nœuds (vers 2015) et le groupe de sculptures Les communiantes (2016-2017). Au premier plan à droite, le cahier ouvert est déposé sur un coussin de velours rouge et devient le trait d’union entre le spectateur-promeneur et, au second plan légèrement décalé sur la gauche, le groupe des neuf communiantes réunies en liesse autour de la Croix.
Dans son œuvre, l’artiste exprime sa foi chrétienne sans jamais défaillir grâce à ses moyens d’expression bien maîtrisés. C’est ainsi que pour Les communiantes Jill Galliéni sculpte, sur une ossature de grillage, un ensemble de dix sujets (en comptant la croix) et érige le tout en jouant avec un outil improbable, puisqu’immatériel, mais nécessaire : l’équilibre. L’artiste sculpte en un seul bloc avec des tissus blancs - dont de la dentelle et de la tarlatane - l’assise et le sujet : une agilité, une prouesse au regard des lois de la pesanteur. Est-ce pour des questions de moyens ou bien dans la nécessité de devoir faire ainsi et d’accepter les risques, de se mettre « en danger » ? C’est certainement pour les deux raisons énoncées. Le second outil de l’artiste, bien concret celui-là, est une aiguille qui lui permet de coudre afin de donner à ses Poupées du volume et du mouvement, et de broder pour enrichir l’expressivité des corps et de la croix. Le dessin, devenu broderie, révèle avec des fils de couleurs en coton les traits des visages, les silhouettes originales de chaque robe et les veines du bois de la croix. Pour certains détails, la broderie devient cicatrice indolore.
Chaque jour, chaque matin, Jill Gallieni se met en prière et ouvre son cahier. Initialement adressée à Sainte-Rita de Cascia, l’artiste écrit ses recommandations pieuses de façon linéaire ou en pavé à l’aide d’un stylo à encre colorée. Plus tard et sur les recommandations de la sainte italienne, elle adresse d’autres prières à la Vierge Marie d’où est issu le cahier Neuvaine à Marie qui défait les nœuds.
L’artiste écrit de façon totalement illisible, envahit l’intégralité des pages de chaque cahier, elle procède de la même façon pour ses prières sur feuilles volantes, et recouvre intégralement les feuilles d’une écriture linéaire ou composée en pavés afin de faire apparaître des croix latines dans des encadrements et des médaillons. Dans cette profusion d’écriture chargée en couleurs vives et qui oscille légèrement, l’artiste confère à ses prières une forme hors norme de dévotion incarnée : l’écriture est « vivante ».
Chez Jill Gallieni, tout est matière à vaciller, à nous faire également vaciller afin de laisser derrière soi des a priori inutiles concernant une expression résolument artistique. Quant à la rigueur, elle permet à Jill Gallieni de composer avec une écriture aussi libre ses cahiers de prières ainsi que ses sculptures de Poupées et l’autorise même à sculpter dans Les communiantes la Croix du Christ qui chavire d’émotion en embrassant ses jeunes croyantes.
Yves Sabourin
Biographie
Née à Aix en Provence en 1948, d’une mère américaine et d’un père français. Elle vit et travaille à Paris.
Depuis toujours Jill Galliéni utilise pour ses créations du tissu, avec lequel elle crée d’étranges sculptures-poupées, des groupes de poupées, puis aussi des dessins textiles.
Parallèlement elle a un autre travail qui sont « les prières », encre sur papier, où elle remplit des pages de mots incompréhensibles pour le regardeur qui ne peut y voir que des dessins, des enchevêtrements, mais qui sont en fait bien réellement des prières (sur cahier, comme présenté dans la vitrine, ou sur feuilles libres).
Les sculptures et dessins textiles sont représentés par Marie Finaz Gallery.
Les cahiers et prières par la Galerie Christian Berst.
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