** L’attrait de l’époque pour la ruine
Comme l’arbre, la ruine est de nouveau à la mode. À l’époque romantique, on construisait des ruines dans les parcs et jardins, on en faisait le sujet de tableaux. La ruine était un style, un lieu de méditation.
Au XXIe, la ruine a changé d’échelle et continue à attirer le regard : Detroit, Fukushima, Tchernobyl, les usines en friches devenues les nouveaux territoires des explorateurs urbains qui les photographient en gardant secrètes les adresses, les films comme Mad Max ou Blade Runner, les jeux vidéos. On parle même de Ruinporn pour signifier cette fascination contemporaine, obscène et esthétisée, qui tourne à l’idéologie dans la collapsologie ou les discours millénaristes.
Le style ruine XIXe change par ailleurs d’aspect avec le vintage, les cafés branchés, voire les institutions culturelles (Palais de Tokyo, certains lieux d’Arles). Si la ruine antique ne vieillit pas, la ruine contemporaine, elle, est promise à sa disparition ou sa transformation.
La ruine dit des choses sur notre société, elle est devenue un objet en elle-même. Diane Scott, critique d’art et psychanalyste, s’est livrée à une longue recherche « Ruine. Invention d’un objet critique » (éd. Amsterdam, 2019) : « Il faut le reconnaître : la ruine est un objet d’amour. Elle nous tient à la merci de ses images qui, toujours plus vues et connues, ne perdent en rien de leur pouvoir d’attraction. [1]
Des plasticiens comme Ansel Kiefer, Anne et Patrick Poirier en ont fait la matière et le sujet de leurs œuvres pour traiter de la mémoire sociale, de la guerre.
Gordon Matta-Clark, urbaniste et « anarchitecte », avait découpé, en 1975, deux cônes imbriqués dans deux immeubles voués à la démolition devant Beaubourg en construction : le génie civil au service d’un monde en chute. Le photographe Georges Rousse, lui, a travaillé dans les immeubles en ruine en croisant architecture, peinture, photographie par l’anamorphose afin de troubler le regard : une invitation à dissocier le faux du vrai de l’image. La matière permanente de son œuvre est l’Espace, qu’il révèle ; sa réflexion porte sur le temps et la mémoire des bâtiments dégradés, leur course vers l’oubli et la mort. Mais il y a aussi une dimension spirituelle : avant la destruction de l’espace se produisent une transmutation et une transfiguration éphémère .
Marjan Teeuwen se distingue de ces approches, au sens où la ruine n’est pas le vrai sujet.
Marjan Teeuwen. Destroyed House. Arles 2019 from Voir & Dire on Vimeo.
** L’artiste des passages, de la fragilité porteuse d’espérance
C’est une artiste de l’in situ qui ne vole pas l’image d’un lieu, mais en négocie l’usage temporaire avec les autorités publiques ou les maîtres d’ouvrage. Elle accorde du respect aux lieux, à ceux qui les ont utilisés. Elle n’a pas la brutalité des démolisseurs ; certes elle casse, mais avant tout elle trie et récupère, elle est donc dans un autre esprit du temps actuel.
Il y a de l’humanité dans cette manière de considérer la matière, sa pratique tient de la philosophie la plus concrète, car elle reconnaît ce qu’elle touche, mais surtout elle évoque clairement les réalités de la condition humaine : la confrontation à l’ordre et au chaos, l’opposition érection/chute, construction/ destruction. Elle n’édulcore pas la violence des passages, elle va leur donner une qualité visuelle.
Son approche pourrait être qualifiée de schumpétérienne en économie : la destruction créatrice de son acte engendre de la valeur, montre toutes les potentialités de la matière même si cela n’est qu’éphémère. Philosophiquement, on est dans la phénoménologie en acte : dans l’installation et par la photo, le visiteur se heurte à la réalité pour mieux la penser et induire de l’expérience un retour aux notions de base du vivant.
En alignant avec une grande rigueur tous les éléments, en leur assignant un nouvel ordre, en révélant les qualités des textures, comme un peintre hollandais, Marjan Teeuwen est dans la puissance créative et non pas destructive. La notion de nature morte est aussi dépassée puisque le visiteur est témoin d’une création nouvelle. Cette approche esthétique sonde le plus archaïque de l’art : la création des premières images dans les cavernes. En effet, les projets sont inclus dans les lieux qui les ont abrités, les toitures ou planchers sont gardés. Elle est dans la posture des artistes de la préhistoire, par le lieu, et des artistes contemporains qui s’interrogent sur les origines de l’art (cf. l’exposition du Centre Pompidou « La préhistoire, une énigme moderne »), l’installation à Arles rendant palpable ce retour aux origines. Il n’y a cependant aucun geste chamanique, mais en ordonnant ses matériaux, en réalisant une œuvre temporaire, elle construit sa pensée sur la modernité et sa nécessaire mutation.
La dimension de la vanité mélancolique, ce temps qui passe sur lequel on n’a pas prise, est balayée par l’espérance d’un possible, ici en transition par l’art. Sa manière d’insister sur la fragilité de toute chose ne passe pas par la symbolique d’un verre cassé, d’une fleur flétrie, mais par ces éléments les plus durs que sont les matériaux de construction.
De ces architectures vernaculaires, modestes, elle fait des monuments. Elle n’adopte pas la position du romantique moderne abîmé dans la contemplation de la ruine, ou de l’artiste illusionniste maître de l’anamorphose pour questionner l’image, car elle est artisane de la matière présente.
En tant qu’artiste, elle ne dissocie pas l’installation de la photographie, elle lie le geste de la manipulation au regard.
Quand on lit les cartels et se pose la question des origines, on constate la largeur de son point de vue : depuis un pavillon ou un équipement public aux Pays-Bas, jusqu’aux maisons à Gaza, qu’elle numérote avec soin. Sa posture devient alors politique.
Sa démarche déplace la fascination pour la ruine vers une admiration de la capacité transformatrice de l’art. Marjan Teeuwen est une artiste des passages.
Étrangement, à Arles 2019, elle a suspendu partiellement sa double posture d’artiste, car elle n’a pas présenté de photographie de l’installation qu’elle a produite. Elle n’est pas devenue photographe de son œuvre, elle est demeurée artisane.
Jean Deuzèmes
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