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Anri Sala. Ravel, Ravel, Unravel



Filmer le son, transformer un espace architectural en espace sonore, traduire le concerto pour la main gauche en ballet chorégraphique de mains. Un chef d’œuvre de la vidéo au Pavillon français de la Biennale de Venise 2013. Envoûtant.

Chacune des Biennales de Venise affiche un thème général, « Le palais encyclopédique » en 2013. Mais la richesse de cet événement réside dans la multiplicité des pavillons nationaux (situés aux Giardini mais aussi dans les églises et palais) et des « évènements collatéraux » qui témoignent des choix que les pays ont faits en présentant un artiste (et parfois un collectif), ses œuvres et ses questionnements. Si certains participants affichent encore un certain nationalisme culturel, la plupart, au contraire, abordent des questions plus universelles et pourtant ô combien diverses.

Le pavillon français surprend doublement
  L’œuvre de Anri Sala n’est pas à la place que l’on attendait. En effet, pour célébrer le cinquantième anniversaire de l’amitié franco-allemande (Traité de l’Elysée) la France et l’Allemagne ont échangé leur pavillon. L’œuvre de l’artiste franco-albanais se trouve donc dans le vaste espace dont le nom au portique, Germania, a été provisoirement effacé. On y entre non par l’imposante façade néo-classique, mais par le côté, modestement…
  L’œuvre, qui se compose de trois grandes vidéos, est d’une rare perfection technique et bouscule ce qu’on désigne par perception. Le visiteur pénètre dans un espace architectural, conçu initialement pour accueillir des œuvres d’arts plastiques. Mais du fait de la technique utilisée et d’un aménagement qui supprime tout effet d’écho ou de résonance, il se trouve plongé dans un espace sonore d’un type nouveau qui change complètement la manière de voir, d’entendre, de se laisser gagner par l’émotion. Est-ce de la musique que l’on voit ? De la chorégraphie filmée d’un autre type, les mains sur des claviers ou des consoles de DJ ? Une narration sans histoire ? Une transfiguration d’un art, la musique, en un autre, la vidéo ? Un élargissement du concept de performance, par les mains ? Mêler et démêler pour retrouver une unité perdue, comme dans une quête existentielle ?

Ravel, Ravel, Unravel est sans nul doute une expérience émotive exceptionnelle, qui vous met hors du temps durant 20 minutes.

Ravel, Ravel, Unravel est composé de trois espaces de vidéos qui correspondent à trois quêtes artistiques. C’est le titre, un jeu de mot qui donne le sens au tout : ravel signifie en anglais emmêler. En français, l’œuvre s’énoncerait Ravel, emmêler, démêler.

Le cœur de la proposition est, comme dans beaucoup d’autres réalisations de cet artiste, un morceau musical : le Concerto en ré majeur pour la main gauche, pour piano et orchestre, écrit par Ravel en 1930 à l’intention de son ami Paul Wittgenstein. Frère du philosophe Ludwig Wittgenstein, ce pianiste viennois avait été amputé du bras droit pendant la Première Guerre mondiale ; de retour de deux ans de captivité dans un camp russe, il avait passé commande auprès d’illustres pianistes de pièces conçues pour lui ; au total près de 20 concertos pour piano ont été composés, entre autres par Korngold, Hindemith, Strauss, Schmidt, Prokofiev, et bien sûr Ravel.

Cette œuvre dramatique est traversée par le jazz, la musique « importée » par les soldats américains dans leurs bagages. Selon la pianiste virtuose Marguerite Long, la puissance de l’œuvre exprime une « pensée de la mort, cauchemar de la peur et de la solitude » et relève le pari du compositeur : « avoir fait pour une seule main – et réputée la plus gourde – ce que dix doigts réalisent habituellement sans être de trop ».

Dans l’espace central du Pavillon, Ravel Ravel, consiste en deux films projetés simultanément, chacun centré sur la main gauche de deux grands pianistes : Louis Lortie et Jean-Efflam Bavouzet enregistrés avec l’Orchestre National de France, sous la direction de Didier Benetti. Ainsi une même musique est interprétée par deux musiciens en même temps et leur main est filmée séparément par deux ensembles de caméras. Chaque main gauche danse sur le clavier, la main droite immobile reposant sur leur cuisse.

Ces deux films sont projetés l’un en dessous de l’autre dans une chambre sourde, ce qui produit un espace sonore inhabituel ; ils génèrent, grâce à un travail de spatialisation sonore réalisé par le sound designer Olivier Goinard, la perception d’une “course” musicale due au décalage des tempos préparé en amont par Anri Sala et le compositeur et chef d’orchestre Ari Benjamin Meyers.

Mon intention, confie l’artiste, est de faire résonner un espace consécutif à l’écart temporel entre les deux performances. Il s’agit, dans un environnement destiné à annihiler la sensation d’espace (par la suppression des échos), de créer paradoxalement un espace « autre ».

Dans les salles adjacentes, deux autres films sont présentés sous le titre unique Unravel. Chloé, une DJ, est filmée seule, mixant les deux interprétations du Concerto dans une tentative de les faire se rejoindre.
  Dans la première salle, on ne voit que le visage de Chloé qui, en l’absence de musique, laisse le sens de son action en suspens.
  Dans la seconde salle, la vidéo dévoile enfin les gestes de la DJ, avec cette fois en bande sonore le concerto de Ravel « réunifié ».

Anri Sala poursuit ainsi une œuvre

dont on avait vu un bel exemple au centre Pompidou en 2012, avec cinq écrans 1395 with red, sur le siège de Sarajevo.

L’artiste travaille simultanément le son et le langage silencieux du corps dans l’espace. Il réalise la spatialisation sonore de questions dramatiques de l’histoire des hommes, les conflits de Yougoslavie et ici la guerre de 14-18, dont le centenaire fera l’objet de multiples manifestations l’an prochain. Une telle œuvre dans le pavillon allemand redouble de sens.

Dans la mesure où les tempos des pianistes ont été légèrement décalés dès la conception de l’œuvre, les interprétations et les doigts ne sont pas totalement en phase. C’est dans cette différence que se joue la suite de la grande double vidéo : la quête d’une DJ, toute tendue vers la recherche d’une unité perdue. Ainsi se constitue une narration non pas documentaire mais quasi philosophique et cela sans aucun mot ni commentaire.

L’œuvre fait autant appel à l’intellect qu’au corps du spectateur, générant une puissante expérience physique et émotionnelle, l’immergeant dans la musique.

En 20 minutes et 45 secondes, le spectateur peut aller au-delà de son plaisir esthétique et laisser remonter en lui des questions qu’il ne s’était pas posées, il s’agit alors à chacun de tenter de les formuler…

« C’est un projet sur le décalage et le recalage : cela implique beaucoup de choses, et on peut l’appliquer à beaucoup de choses. J’ouvre des possibilités d’interprétation et, surtout, une possibilité d’expérience. Ce que fait Chloé qui, en tant que DJ, a une sensibilité aiguë du temps, c’est synchroniser les deux exécutions du concerto de Ravel qu’on a vues dans la salle du milieu. Elle essaie d’annihiler l’écart de temps qu’il y a dans Ravel Ravel, sauf que là, c’est un peu comme en photographie analogique. C’est par le processus du négatif qu’on arrive au positif. Ce qu’elle écoute vraiment, on ne le saura jamais, parce qu’on n’entend que ce qu’elle modifie continuellement » expose Anri Sala.

Dans notre aventure humaine, nous peinons à être en phase, avec nous, avec l’autre, en société. Quand la dissonance est trop grande surgit soit un nouveau type d’harmonie (cf. la dodécaphonie, le dadaïsme) soit la violence pure dont on a peine à juguler le flot.
La dissonance est un fait, la justesse une quête dont les grands musiciens montrent l’horizon.

Il ne reste plus qu’à souhaiter voir ce chef d’œuvre à Paris dans les galeries Chantal Crousel ou Marian Goodman qui ont contribué à sa création.

Jean Deuzèmes

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Novembre 2013.

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