Mounir Fatmi a présenté à la FIAC 2010 trois pièces qui attiraient immédiatement le regard par leur originalité.
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Maximum sensation est un ensemble de planches de skate recouvertes d’un tapis de prière. Un geste d’humour ? De l’ironie ? Une critique de qui ?
Avec cet artiste, qui passe sa vie entre Paris et Tanger, sa ville d’origine, et fait partie de 300 artistes mondiaux les plus recherchés, rien n’est jamais innocent. Ses images sont des pièges mais qui, si l’on prend le temps de s’y arrêter, ouvrent à la réflexion.
L’artiste avait déjà présenté à l’exposition « Traces du sacré » deux œuvres qui avaient interpelé le public et exploitaient à fond l’émotion des médiums pour évoquer des thèmes de la spiritualité musulmane, du soufisme.
Qu’en est-il dans cette nouvelle œuvre ? Voir et Dire vous propose un décryptage ainsi qu’une invitation à aller voir plus avant si vous le souhaitez.
Maximum sensation
Décrivons :
Les cinquante planches forment un groupe serré les unes contre les autres, et sont globalement orientées, très probablement vers La Mecque. Les premiers rangs sont bien dans le sillage de la première, mais ensuite le désordre apparaît.
Dans les derniers rangs, les planches vont dans tous les sens, la proue est même parfois à 180°. Il y a du désordre dans cette manière apparente de faire société. Mais ce sont toujours des planches avec tapis obéissant au même code de revêtement, au même code social pourrait-on dire.
On est loin de ces photos classiques de la prière dans les mosquées, où tous les individus font les mêmes mouvements et en même temps ; on est loin de la prière sur les lieux du pèlerinage où tous sont habillés de blanc pour signifier l’égalité de chacun devant Dieu ; on est loin aussi des sols de mosquées vides dont les tapis sont identiques, suggérant une communauté absente.
Esquissons une interprétation
Avec ces planches, Mounir Fatmi fait une incursion dans les moyens d’expression du divertissement utilisés par bien des artistes souvent cyniques du Pop art. Mais il ne s’agit pas ici de développer une vision critique du temps contemporain. Mounir Fatmi n’est pas non plus le défenseur d’un groupe spécifique, les musulmans dans le monde occidental, ni de l’islam ni des débats politiques qui lui son liés .
Par métaphore, il décrit un morceau de société, les jeunes, traversé par une religion. Il ne délivre aucun message mais il accroche notre curiosité immédiatement, car ses approches sortent du lot.
Ce n’est pas le sens de l’œuvre qui compte, mais les liens qu’elle peut avoir avec le temps présent, l’histoire, la philosophie, la sociologie, la religion, la politique et le monde, écrit l’artiste dans un de ses ouvrages, ’’Fuck Architects’’.
Il parle avant tout du rapport de la jeunesse musulmane aux fondements de sa religion et de la question du maintien d’une identité religieuse d’origine ou reconstruite, dans une société occidentale qui métisse les pratiques sociales, qui est laïque et hédoniste. Le titre de l’œuvre va dans ce sens : « Maximum sensation ». Il s’agit bien du plaisir de la glisse et de l’émotion du spectateur aussi.
Il parle ainsi de l’importance du jeu, du divertissement et du sport dans ces groupes sociaux, non pas d’une manière misérabiliste, ou focalisée sur le sport de masse qu’est le football, mais de l’intégration de cultures au quotidien. Ceux qui pratiquent l’islam sont comme tous les autres : ils aiment jouer, mais sans renier leur appartenance religieuse.
Les jeunes dont l’artiste parle sont comme tous les autres, ils construisent une identité de groupe en affirmant leur identité singulière, sans trop se prendre au sérieux, voire dans la confusion. Mais si certains cherchent un sens à leur acte de prière ou un sens commun, d’autres regardent ailleurs dans le cadre d’une même sociabilité (les planches serrées) mais de manière libre ou impulsive (les planches les plus proches du spectateur, peut-être aussi de l’artiste).
Pourquoi 50 et non 49 ou 51 planches ? Difficile de répondre. Peut-être faut-il trouver une réponse dans le fait que c’est 5 fois 10, 5 étant le nombre de prières quotidiennes et 10 un nombre de complétude.
Dans cette vision, l’islam perd de son rigorisme. Mounir Fatmi suggère que le quotidien utilise des repères simples liés à la croyance, ainsi que des signes du sacré qui ont un sens collectif mais pouvant être détournés. Ce n’est pas une œuvre critique de la religion bien sûr, mais une sorte de détournement de ses signes pour le plaisir de chacun (celui qui utilise le signe et celui qui regarde, et encore plus de l’artiste).
Il questionne ainsi l’excès de sérieux des rites, mais sans les dénoncer. À chacun de faire ce qu’il veut, semble-t-il dire avec les dernières planches.
MixologyMixology, est une vidéo (11’) tout aussi intrigante : une prise de vue des mains d’un DJ qui fait tourner des disques peints de calligraphies sur une console des plus modernes, et cela non pas sur le son d’une musique religieuse, ou de versets du Coran psalmodiés comme dans l’exposition Traces, mais du Beethoven et notamment des extraits de la Neuvième Symphonie. De l’universel dans du divertissement ? Exit la religion ?
Esquissons une interprétation, après enquête car l’artiste est un séducteur et a de la suite dans les idées…
– Le DJ n’est pas habillé à la légère, il est en costume et chemise blanche. Il est parfaitement intégré dans la société.
– Le film est « vu du ciel », une position des artistes signifiant qu’ils se placent du point de vue de Dieu et se substituent à lui.
– La calligraphie est un hadith du Prophète : « Allah est beau et il aime la beauté » qui est une réponse apocryphe à la question : est-il licite de porter de beaux habits ? Cette référence à la beauté n’est pas neutre puisque c’est un artiste qui la mobilise pour une œuvre belle, qui attire immédiatement l’attention.
– Le sens est clair et la question actuelle : est-il licite de s’intéresser à une musique de notre temps qui n’a rien de religieux ? Et la réponse extrêmement subtile et totalement détournée du rigorisme musulman : Beethoven fait partie du langage universel. Cela est beau, que l’on soit musulman ou pas.
Et en outre, cette musique a une valeur équivalente à celle des remix sur lesquels les jeunes dansent jusqu’à la transe, et cela sous un regard surplombant et un hadith tournant comme un derviche. Au deuxième degré, cette œuvre est donc un pied-de-nez élégant à tout un courant piétiste.
Mais si vous allez sur le site de l’artiste, vous pouvez constater que cette calligraphie a été utilisée pour une autre œuvre, autrement plus ambigüe, car agressive et belle à la fois, « Machinery, Dieu est beau », ’’lame de scies circulaire, calligraphies, 2009.’’
Une autre œuvre encore place cette lame avec d’autres, dans une sorte d’engrenage relevant du film les Temps modernes, où Chaplin est menacé d’être détruit ou absorbé dans un système économique totalement aliénant.
Deux interprétations sont alors possibles :
– L’idéologie liée au religieux est aliénante, du même type que le capitalisme (cf. le titre) et peut engendrer le fanatisme. Avec ce type d’œuvre, et d’autres produites à Dubaï, l’artiste semblerait nous dire que les mots ne sont jamais inoffensifs, qu’ils peuvent même être sources de menaces et de déchirements en dépit de leur aspect séduisant. Le pouvoir séducteur peut conduire à la violence.
–
C’est le regard (esthétique et séducteur…) de l’artiste qui utilise le beau pour trancher dans le réalité sociale et ainsi inviter au discernement ainsi qu’à la démystification des images. Formes et fond ne vont pas de pair.
Dans l’un et l’autre cas, Mounir Fatmi montre les usages que l’on peut faire de la beauté. Il ne « tranche » pas.
Mais dans l’œuvre de la Fiac, Mixology, l’artiste qui réutilise des matériaux antérieurs semble bifurquer vers des chemins de société autrement plus apaisés et jouissifs. Cette œuvre ne relève pas de l’autocitation, mais de l’exploration de nouveaux sens, toujours pour la même société. Ceci est fréquent en art ; les artistes créent dans le prolongement de leurs œuvres ou par analogie, non pour se répéter mais pour changer de point de vue.
Casse tête pour musulman modéré
Casse tête pour musulman modéré, est un jeu étrange. Cette œuvre est une suite de cinq rubikcubes (encore cinq !) alignés les uns à côté des autres. À la place des trois couleurs primaires, beaucoup de carrés noirs et quelques-uns blancs. La force de cette œuvre tient dans le minimalisme des moyens et le fait de présenter simultanément des situations qui se succèdent dans le temps du jeu.
On reconnaît rapidement la forme de la Ka’ba de La Mecque. Il ne s’agit plus de tourner rituellement autour du sanctuaire, mais de le faire tourner dans ces mains. Il s’agit de découvrir sous tous les angles ce lieu et de lui donner du sens, ce qui n’est pas facile dans ce type de jeu, sauf pour ceux qui sont des adeptes…
Avec cette sorte d’objet transitionnel, l’artiste s’affranchit de toutes les limites symboliques, entre le voir et le toucher, le sacré et le profane. Le titre indique de quel côté l’artiste pencherait.
Mais on peut se demander quelle était la structure initiale des couleurs d’où est parti l’artiste pour en arriver là.
Si, mus par un instinct de détective, vous épluchez le site de l’artiste : vous découvrirez une œuvre antérieure de l’artiste très énigmatique, bâtie sur le même principe mais avant déformation.
Réponse : le blanc est celui d’une croix tracée sur le rubickcube !
Derrière les jeux visuels, les jeux symboliques…
Mounir Fatmi distille la liberté partout.
Pour aller plus loin :
Si vous aimez cet artiste et sa puissance d’interpellation du regard, allez voir Save Manhattan 01, qui est une œuvre emblématique tant par son propos que par sa force visuelle, simple et efficace. Il place sur une table toute une littérature d’ouvrages parus après la chute des Twin Towers auxquels s’ajoutent deux exemplaires du Coran. Le tout est éclairé de manière à ce que l’ombre projetée des livres sur le mur dessine l’horizon new-yorkais d’avant la catastrophe. Les symboles du capitalisme sont ainsi renvoyés dos à dos avec ceux de l’intégrisme religieux.
Mounir Fatmi n’est pas le premier à utiliser la planche à des fins artistiques, car c’est un marqueur de notre société contemporaine. De nombreux artistes y ont fait appel très différemment, avec d’autres finalités. Ainsi, [Bernard Lavier|http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-airsdeparis/ENS-airsdeparis.html], artiste qui pose un regard acéré sur notre culture contemporaine en a présenté une en utilisant les codes muséographiques de la présentation des objets rituels des arts premiers. La planche serait alors l’équivalent d’un masque fétiche africain ancien. Le choc des cultures ? Ou une réflexion sur le caractère archaïque de ce type de sport ?
Source :http://storage.canalblog.com/76/33/119589/13376452.jpg