Il fallait que tu sois particulièrement entreprenante pour passer ces obstacles !
Il y a deux manières d’être retenu : soit être connu des commissaires, soit faire un dossier suffisamment attractif et pertinent pour être accepté. J’appartiens au deuxième groupe, la ville a aimé mon projet …
Je suis une jeune artiste ; trouver tous les sponsors et soutiens a été ardu. Mais la ville, la direction de Nuit Blanche, Art culture et foi et St Merry m’ont apporté le soutien nécessaire pour que je réalise cette œuvre qui était ma première vidéo réalisée pour un lieu.
Mais alors tu n’avais pas tout le matériel nécessaire ! Et la technique ?
Pour Plume, j’ai dû m’équiper de nouveaux appareils informatiques et m’entourer de nouveaux partenaires. Pour chaun de mes projets, mes collaborateurs sont différents (mouleur, bétonnier, docteur en électronique, architecte, photographe… chef pâtissier…collectionneur).
Pour Plume, j’ai collaboré avec une école, un ingénieur du son, plusieurs vidéastes professionnels, l’IRCAM pour les prises de sons… il a fallu aussi déterminer les couleurs des gélatines plastifiées accolées aux ampoules pour changer la luminosité… Il y a eu à régler aussi la sécurité, l’extinction des lampadaires autour de St Merry, la présentation de mon projet au voisin de l’église pour qu’il accepte d’héberger un vidéo projecteur dans son appartement afin qu’on puisse projeter au-dessus du porche, etc. J’ai appris énormément en m’appuyant sur ces équipes. Ainsi Jacques m’a aidé à écouter le son de l’église, par lui j’ai trouvé l’ingénieur du son. Toutes ces personnes rencontrées m’ont donné confiance.
L’installation Plume est onirique, poétique et allie les contraires : le béton cratères et l’immatériel, la descente, voire des ballets de plumes et le bruit de trombes d’eau dans la nef. Comment en es-tu arrivée là ?
La première fois que je me suis immiscée dans l’église St Merry, j’ai tout de suite été frappée par sa diversité et son ouverture aux arts visuels et vivants. Ceci s’affirme tout d’abord par son architecture aux multiples influences et « colorations historiques », ceci est renforcé par la présence d’objets aussi insolites qu’une chaise au plafond, un bateau, une armoire, des peintures…
Créer une œuvre qui dialogue avec cette église d’aujourd’hui et qui soit en continuité avec ma démarche artistique était un vrai challenge. La vidéo m’est apparu comme le médium idoine pour intervenir dans cette église sans la charger mais en mettant en relief sa richesse.
Seule dans l’église, je me suis alors demandé ce que le numérique pouvait apporter à mon travail artistique dont la matière première est le béton. J’ai alors vu des plumes de béton tombées dans l’église. Je ne peux réaliser en réel une fine plume de béton. C’est donc grâce à l’outil informatique que j’ai sculpté des plumes, des plumes de béton cratères… Le béton cratère est une matière réelle que j’ai brevetée et qui présente des aspérités de surface nommées « cratères ». De manière répétitive, je crée des cratères uniques.
L’humain est très présent dans mon travail : j’interviens physiquement et chimiquement sur le béton pour le forcer à s’exprimer en formant des cratères… j’invite les visiteurs à toucher, à toucher mon béton. J’ai poussé cette démarche à l’extrême en créant un béton polysensoriel, ce béton interactif réagit en fonction du champ magnétique de l’utilisateur que l’effleure.
L’année passée, la Nuit Blanche à St Merry avait pris l’ange comme signe et métaphore, mais ne l’avait jamais figuré. Toi, tu n’hésites pas, tu les fais parler, leurs plumes virevoltent. Pourquoi l’ange ? Qu’est-ce qui t’a traversé en les créant ?
Pour Plume, les anges sont apparus après que mon dossier avec sa trame de base ait été accepté par la direction de Nuit Blanche et par St Merry. Une fois que je me suis familiarisée avec l’église, je me suis interrogée sur le sens de ces plumes pour cette église. Ces plumes proviennent peut-être de ces anges si nombreux dans l’église. Au visiteur d’imaginer ! J’ai donc choisi de mettre en lumière certains de ces anges qu’ils soient en vitrail, pierre, bois ou peinture en projetant des petits nuages de plumes en béton cratères qui ondulent près de leurs ailes… J’ai aussi recréé en vidéo l’ange de la porte extérieure de l’église… Je l’ai animé, fait parler et projeté dans le ciel et dans la crypte de l’église. Ces anges volaient, soufflaient, riaient ou délivraient certains messages fondamentaux de ma démarche artistique et vision du monde. Comme les pluies de grandes plumes et petits nuages de plumes, ils bougent et s’accélèrent lorsque le bruit de l’averse résonne dans toutes l’église. J’ai volontairement choisi des bruits d’éclat d’obus et non pas de tonnerre comme introduction aux sons de chute d’eau. Les anges sont apparus grâce aux plumes initialement imaginées.
Les faire souffler, parler, rire, voler et apparaître dans un bruit de comète me permettait de casser le côté très spirituel de la pluie des grandes. Le souffle que l’on entend, c’est le mien.
La synesthésie. Pourquoi un mot si compliqué pour dire des choses élémentaires ?
Il s’agit d’évoquer par résonance indirecte des sensations. La synesthésie, c’est-à-dire l’association d’émotions et de sens, est le point de départ de mon travail. Un jour en touchant du béton, j’ai été transportée au bord de la mer. Aujourd’hui, j’essaie de partager avec le plus grand nombre ces voyages émotionnels dans le temps et dans l’espace.
Tu fais référence à Bachelard, à Aragon. Pourquoi ?
N’importe quel médium peut être matière première et support aux voyages émotionnels et être à l’origine de mes œuvres. Cela peut être le mot, comme un poème d’Aragon dont j’ai « touché » trois lettres et qui propose alors une autre vision. Cette modification du texte du poète s’est matérialisée en une œuvre intitulée « Le temps de rêver est-il si court ? » et est composée de trois boules de béton qui ont été exposées. Les deux phrases extraites de « l’ère des songes » de Bachelard ont été intégrées en toute fin de la création de Plume alors que je finalisais mes vidéos. L’évocation par ce philosophe de l’ascensionnel et du pouvoir de l’imagination m’a paru pertinente, j’ai donc refait des prises de son pour qu’un des deux anges créés pour Plume puisse les clamer au public de Nuit Blanche.
Pourquoi cette obscurité que tu as voulu maintenir ?
Les lampadaires à l’extérieur de l’église étaient éteints. Un nuage de plumes était projeté sur un des anges de la façade extérieure, rue de la verrerie.
J’ai voulu qu’il fasse le plus sombre possible à l’intérieur, pour créer un sas entre l’œuvre et la rue. Néanmoins, l’interaction de Plume et de St Merry avec son environnement est pour moi fondamental. Ainsi, durant Nuit Blanche, sur le vitrail qui donne sur le centre Pompidou, on pouvait apercevoir ses plumes.
Alors tu as parfaitement réussi ! Car il fallait être téméraire pour entrer dans l’église et les visiteurs ne pouvaient lire le papier que tu avais préparé. Chose étrange pour une Nuit Blanche, le niveau sonore des visiteurs était faible.
Mes œuvres sont intimistes. Le document distribué pendant Plume permettait aux visiteurs d’aller plus loin. Mon travail présente plusieurs niveaux de lecture. Les médiateurs devaient inviter le public varié à (re)-découvrir l’église, /…à toucher, à se laisser toucher… Il s’agissait aussi de nouer d’autres liens...des liens humains. Cette église est une explosion de couleurs, trames et motifs variés, et entre ainsi naturellement en résonance avec ma démarche et mes convictions.
Tu es une artiste invitée s’insérant dans le marché, car tu déploies beaucoup d’énergie à te faire connaître auprès des collectionneurs et des galeries parisiennes et tu exposes dans les grandes manifestations internationales. D’ailleurs, tu aurais bien voulu que tes collectionneurs aient un temps réservé avant 19 heures ; mais c’était incompatible avec notre récente tradition des Vêpres pré Nuit Blanche. Quel sens cela a-t-il de produire pour une église, pour une foule de plus de 15 000 personnes ? L’église serait-elle pour toi une galerie d’un genre nouveau ?
L’art est partout. Il suffit parfois juste de toucher… de toucher différemment… Ceci est possible partout, pourquoi pas dans une église ? Dans les galeries, je propose aux visiteurs d’effleurer mes œuvres. Le béton cratère que j’ai conçu réagit en fonction du champ magnétique de chacun. Au regard du nombre important de visiteurs dans l’église St Merry pour Nuit Blanche, il était inadapté de présenter un mur ou une sculpture en béton polysensoriel interactif. De surcroît, quand je réalise une œuvre pour un espace, je souhaite que celle-ci entre le plus en résonance avec les lieux et ses acteurs…
Les médiateurs jouent donc un rôle essentiel, car l’humain est au cœur de tout mon travail. J’ai discuté avec certains d’entre eux, ils ont semblé ravis et le livre d’or a bien fonctionné. Il s’y trouve des dessins, des phrases fortes et personnelles.
Des traces d’anges ?
Peut-être
La Nuit Blanche est passée. Et après ?
Après être tombé du ciel, le béton volera bientôt dans la galerie parisienne Nathalie Gaillard, Par ailleurs, je prépare également d’autres expositions en France et à l’étranger. Je travaille également sur mon béton durable et sur un projet d’architecture que je viens de décrocher… Le béton de cet ouvrage (d’art) se mettra à battre en rythme avec les badauds environnants Le béton comme lien entre l’Homme et son environnement…