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L’art entre ce qui s’en va et ce qui reste



Novembre 2010. Entretien avec Michaël Duperrin

CS : Vous êtes venu à la photographie alors que vous vous destiniez au cinéma. Pourquoi avoir opéré ce revirement de pratique artistique ?

MD : C’est venu naturellement. J’ai commencé à faire des stages dans le cinéma et en me confrontant à la réalité du terrain, je me suis rendu compte que c’était très différent de ce que j’imaginais. Je ne savais pas travailler en équipe et ce qui m’intéressait le plus était la réalisation. Aussi faire un long métrage nécessite-t-il une énergie colossale et énormément de temps.
Il se trouvait que je faisais des photos depuis un bout de temps. C’était quelque chose qui m’attirait et, à un moment, il y a eu une espèce de déclic. Je me suis dit que c’était la voie à suivre.

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Justement, quelle est, selon vous, la spécificité du médium photo ?

Je souris d’abord, car cela me rappelle tous les débats théoriques sur la spécificité des médiums artistiques. Je ne crois pas à une spécificité de la photographie. C’est un médium qui a un certain nombre de potentialités. Il a des médiums cousins, comme le cinéma, qui ont des traits communs : l’effet de réalité, l’imaginaire de l’empreinte, ce que l’on appelle dans des termes un peu savants le « prélèvement imaginaire ». C’est l’idée que la photographie attrape quelque chose du réel et des corps, qui serait de l’ordre de la vérité. Pour la photographie argentique, c’est lié au procédé physico-optique qui capte le rayon lumineux qui est passé par là et qui en garde une trace.

Au départ, tout ceci n’était pas pensé. C’est au fur et à mesure, en pratiquant, que j’ai choisi une voie. Je ne sais pas si c’était un vrai choix, du moins je me suis rendu compte qu’il y avait des choses qui m’interpellaient plus que d’autres, entre apparition et disparition, prélèvement et écriture. C’est dans cet entre-deux que je travaille depuis quelques années, entre ce qui s’en va et ce qui reste. En terme d’écriture photographique, il y a des photographes qui sont plus du côté de l’empreinte et de la trace, et d’autres qui sont davantage dans l’écriture, le symbolique et le graphisme. Je pense que la photographie est tendue entre ces deux pôles, qui en sont les deux potentialités majeures. De mon côté, je fais partie de la famille de ceux qui partent de l’empreinte et qui tentent d’aller vers quelque chose de l’ordre de l’écriture, tout en gardant trace du contact, du chaos, en donnant forme à l’expérience.

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Dans le parallèle cinéma et photographie, je me demandais si, pour vous, la photographie était aussi un moyen de raconter une histoire ? Comme dans un film, y a-t-il une narration dans vos images ?

Sans doute. Ce n’est pas quelque chose à laquelle j’ai énormément réfléchi. Cela dit, ce qui me touche le plus dans un film qui raconte une histoire, c’est le moment où il cesse d’être narratif. Deleuze parlait de ça lorsqu’il évoquait la « sensation pure ». C’est une forme d’intensité, voire même de jouissance. Je peux prendre énormément de plaisir à un scénario bien ficelé ou à une histoire pleine de rebondissements, mais ce n’est pas du même ordre, c’est du plaisir, ce n’est pas de la jouissance. Ce sont les moments où quelque chose s’arrache du récit qui m’intéressent. Ma manière de faire de la photo se situe dans ce champ là.

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La série que vous présentez à Saint-Merry, « En son absence », trouve son origine dans une histoire personnelle. Pouvez-vous me la raconter ?

Il y a quelques années ma grand-mère était en fin de vie. C’était un moment un peu compliqué pour moi. C’était quelqu’un qui avait beaucoup compté enfant, que j’avais perdu de vue à l’adolescence et que je recommençais à retrouver peu à peu depuis quelques années. Quand j’ai compris qu’elle allait mourir, cela m’importait de faire quelque chose avec elle. En parlant avec ma mère, elle m’a rappelé qu’elle avait fait le vœux de faire le pèlerinage à Lourdes. Je lui ai donc proposé de partir ensemble. Malheureusement, elle est décédée avant le départ. Ce projet inabouti était un peu encombrant, et plutôt que de le garder pour moi avec amertume, j’ai décidé d’y aller, avec l’appareil photo, pour elle. J’y ai fait trois séjours répartis sur deux ans. C’était assez complexe de construire ma position là-bas.

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Vos clichés jouent sur le flou, le décadrage, le mouvement. Comment expliquez-vous le côté très sensible de votre travail photographique ?

J’ai employé le mot « arracher », quelque chose qui s’arrache du fil narratif, du réel. On est dans de l’organique, du pulsionnel, de la matière. A l’inverse, il y a des grands pans de la photographie qui m’ennuient, ce qui est indifférent et froid, désincarné.

L’art conceptuel ?

Pas nécessairement. Il y a peu de temps, j’ai vu les œuvres de Roman Opalka et j’étais au bord des larmes. Avant de voir ses tableaux, j’avais lu des articles sur lui et je trouvais son travail intellectuellement passionnant. Quand je me suis retrouvé devant les toiles, je me suis aperçu que ce n’était pas seulement une démarche intellectuelle mais aussi une expérience sensible, charnelle, physique, sur le temps qui est là, qui est déposé. Je ne peux pas m’empêcher de penser à son extrême discipline, sa rigueur, son profond engagement. Ce temps qu’il nous présente est immédiatement sensible, sensible plastiquement avant même d’être pensé. C’est là où, selon moi, il se passe quelque chose de fort. C’est certes conceptuel, mais pour moi les meilleurs concepts sont ceux qui font chair, lorsque quelque chose traverse, nous outre-passe. Il y a très certainement une dimension fantasmatique là-dedans.

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Dans cette nouvelle série ou les précédentes, « Transfigurations » (2005-2008) ou « Transport sans fin » (2002-2004), vous travaillez exclusivement sur la figure humaine où les sujets sont placés dans un grande proximité. Il est pourtant rare de croiser directement un regard. Pourquoi ?

Je pense qu’il y a deux figures récurrentes dans mon travail. Ce sont celles du détournement du regard et de l’aveuglement. Un des textes qui a beaucoup nourri ma réflexion ces dernières années est « L’inquiétante étrangeté » de Freud où il est question de l’aveuglement mis en rapport avec l’angoisse de castration et la figure du refoulé ; ce qui a été enfoui et qui revient dans un moment de jaillissement. Mais cette réflexion n’exclue pas la frontalité du regard.

Vous avez fait un doctorat sur le photographe Antoine d’Agata. Y a-t-il d’autres artistes, photographes ou non, qui ont influencé votre travail ?

La personnalité et le travail d’Antoine d’Agata m’a beaucoup marqué. Il fait parti de cette famille d’artistes dont je parlais, qui travaillent sur l’empreinte, la jouissance, l’aveuglement. Son œuvre est pleinement du côté de « L’inquiétante étrangeté », ce qui explique que beaucoup de gens n’arrivent pas à dire quelque chose d’articulé sur son travail, car cela se passe en deçà de la pensée.
Sinon, parmi les premiers photographes qui m’ont parlé, il y a Raymond Depardon. Il a su témoigner du quotidien, dans une position tellement subjective sans jamais s’illusionner sur le fait que la photographie est de l’ordre de l’artifice et que c’est par ce biais que l’on peut atteindre le réel.
En littérature, il y a Marguerite Duras. Mon image préférée se trouve dans son roman « Le ravissement de Lov V. Stein ». Il s’agit de la grande scène du bal où le couple qui vient d’être formé, s’en va, s’enfonce, jusqu’à disparaître. C’est tout à fait dans le champ des images avec lesquelles je travaille.

Vous allez exposer dans une église. Comment pensez-vous que vos œuvres vont dialoguer avec le lieu ?

Je n’ai pas encore fait l’accrochage donc j’ai du mal à vous répondre. C’est à l’accrochage que se nouera vraiment le dialogue avec le lieu.
De manière générale, cela m’intéresse beaucoup de faire l’expérience d’exposer mon travail dans une église, même si je pense que c’est un dialogue un peu complexe. Mes images sont pleines de références à l’histoire de la peinture occidentale et, pour une bonne part, à l’art chrétien. En même temps, ce ne sont pas des images religieuses. Moi-même, je ne suis pas croyant. Pourtant, il y a des questions communes à la religion et à l’art, des questions plastiques et théologiques. Ces clichés faits à Lourdes montrent des gens traversés, animés, absents, qui sont tendus vers un ailleurs. Ce sont ces tensions, ces différences qui nourrissent mes images.

Charlotte Szmaragd

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