Vous avez probablement rêvé devant la tapisserie de Bayeux réalisée à la fin du XIe siècle pour raconter la conquête de l’Angleterre par Guillaume, et notamment la bataille d’Hastings en 1066. Cette œuvre romane profane nous fait découvrir des personnages, des foules, les vêtements de l’époque, les paysages. Une vraie BD avec 1500 sujets brodés (et non tissés…) sur 70 m de longueur et 50 cm de hauteur ! Il s’agit bien de BD, car il y a un texte qui court tout au long de cette bande de tissu.
L’œuvre contemporaine que le musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ,71 rue du Temple), a présentée du 9 avril au 29 août 2010 est aussi une tapisserie (2004-2006) réalisée par Grisha Bruskin : Alefbet.
Et pourtant, elle engendre une émotion voire une fascination d’un autre type.
Il s’agit d’une plongée fantastique dans la kabbale avec un texte en toile de fond tiré du Tanya, livre fondateur du hassidisme de Loubavitch, mais rendu indéchiffrable par la graphie. Tout est symbolique et attise le regard et la curiosité. Chaque personnage est porteur d’un accessoire dont la signification est donnée dans un lexique rédigé par l’artiste et mis à la disposition du visiteur.
On est happé par cette succession de personnages sans dessus-dessous mais cependant bien alignés, comme à Bayeux.
Alef est la première lettre de l’alphabet hébreu, Bet est la deuxième
Grisha Bruskin est né à Moscou en 1945 et a développé une œuvre entre deux traditions, celle du communisme soviétique et celle du judaïsme. Il a fait partie des artistes "non conformistes" russes des années 70, mouvement ayant fait l’objet d’une belle exposition en 2008 à la Maison Rouge : "Sots arts". (Voir archives de l’exposition, avec film et dossier approfondi sur ce qui est une sorte de Pop art dissident). Maintenant, il vit à New York siège d’une tradition d’avant-garde radicale, à la fois savante et populaire.
Pour en savoir plus, V&D s’est appuyé sur l’excellent catalogue de cette exposition qui offre notamment une présentation détaillée qu’en a faite l’artiste lui-même, et est ainsi un guide lexical précieux pour le visiteur.
Alefbet n’est pas un théâtre ou une parade.
Comme toute l’œuvre est métaphorique, c’est en fait une collection de collections, Ce qui est important tient dans les principes de sa construction.
Tout est pensé avant tout du point de vue artistique et renvoie à un Livre, à un texte qui embrasse tout, conçu comme métaphore de l’universalité.
Ce livre précédant la création du monde est interprété par la tradition juive, comme il est dit dans le livre mystique de la création (Sefer yetsirah/ II-IVè siècle) : ’’Dieu a dessiné les vingt-deux lettres, combinées, pesées interchangées et par elles il a produit toute la création et tout ce qui est destiné à être créé".
Chez Bruskin, le Livre du monde et le Livre de la vie sont inséparables et son œuvre ne fait qu’explorer ces liens sous les formes les plus diverses. Avec Alefbet, il renvoie au "commencement", au principe du texte c’est-à-dire à des images concrètes. Il n’utilise pas les caractères typographiques, ce qui est l’affaire du calligraphe ou du graphiste, mais il représente le texte dans son acception originelle mais appréhendé sous un mode très personnel. Et ici, la tapisserie est bien le média le plus adapté symboliquement. Textus (d’où vient texte) renvoie à Textum voulant dire tissu, tissage, combinaison, assemblage.
L’œil peut considérer chaque objet séparément, mais aussi rechercher les liens entre ces objets et figures. Les personnages sont dépourvus de psychologie, ils sont pareils à des personnages mythologiques. La logique supra-individuelle prime. Il n’y pas d’ailleurs de chronologie, pas d’avant, pas d’après.
L’œuvre n’est pas une suite d’enluminures du type médiéval mais relève du tableau ; ainsi les personnage projettent des ombres en une sorte de 3D. Les silhouettes s’alignent comme les lettres des alphabets, sans entrer en interaction. Ce sont des figures-symboles, comme des personnages du jeu de tarot, sorties d’un livre dont les pages explicatives nous semblent perdues. Du texte ne reste que l’image visible.
L’artiste nous propose donc un accompagnement, ce qu’il appelle un dictionnaire mythologique écrit (le catalogue).
L’ange rouge qui tombe. La signification numérique du nom de Satan équivaut à 364. Le nombre des jours de l’année est 365. Si l’on en croit la Kabbale, on arrive à la conclusion qu’il y a un jour dans l’année où Satan n’a pas de pouvoir sur ce monde.
L’homme perdu dans ses pensées. Nefesh, le premier et le plus bas des niveaux de l’âme humaine. Entre dans le corps de chaque homme au moment de sa naissance et sert de source à sa viabilité animale et à ses fonctions psychologiques en particulier
L’homme aux baies. Symbolise le troisième jour de la Création.
L’homme à la corde. L’homme est semblable à une corde, dont Dieu tire un côté et Satan l’autre ; c’est Dieu qui gagne à la fin. La corde renvoie aussi à celle préparée pour Aman et ses dix fils qui avait tiré au sort la date d’extermination des juifs (Livre d’Esther)et qui est commémoré à Pourim (« Pour » = sort).
Le démon à quatre têtes. (Zohar)
Le couple s’embrassant. Symbole de la vie familiale. « Hâte-toi pour acquérir une terre, mais prends du temps pour choisir une femme. Descends d’un degré pour choisir ta femme, mais monte d’un degré pour choisir ton ami. » (Talmud, traité Yebamot, 63a.)
L’homme aux mains tordues dans le dos. Tendant vers le bitul ha-yesh (l’annulation de soi). Dans la terminologie hassidique, la recherche d’un contact direct avec Dieu, à travers la dissolution totale de l’individualité de l’homme en lui.
L’homme rouge avec des yeux. L’acquisition de la vision, c’est-à-dire de la sagesse dans la lecture de la Torah. Dans ce cas, le rouge signifie la dévotion à Dieu, au Dieu d’amour et de sagesse.
L’œuvre est conçue pour un examen prolongé, méditatif. L’artiste utilise une métaphore kabbalistique : chaque élément - composé par le personnage et son accessoire - est une petite particule, un éclat de lumière. Le spectateur, allant de l’un à l’autre, pour tenter d’en découvrir la signification, recolle les morceaux des vases brisés. Elle dépasse bien le cadre de la tradition d’où vient cet artiste. Elle dépasse aussi le post modernisme, auquel on serait tenté de la rattacher. Une œuvre à part, utilisant un médium décalé, dans notre monde des écrans…
D’où vient cet équilibre de l’œuvre entière ? Grisha Bruskin nous l’indique :
Symbolisme du chiffre quatre. Chaque tapisserie est divisée en quatre parties, chacune ayant sa propre couleur.
Dans chaque partie, il y a, par rangée, quatre personnages. Quatre renvoie avant tout aux quatre lettres du nom de Dieu, qui correspondent à l’homme, au lion, au taureau et à l’aigle. C’est-à-dire aux quatre créatures vivantes (hayyot) de la vision du prophète Ézéchiel. Ces quatre lettres deviennent aussi les quatre clés du Jardin d’Éden. Il y a quatre éléments - feu, air, terre et eau. Quatre parties du monde. Quatre phases de la lune. Quatre fleuves qui coulent du Jardin d’Éden. Quatre saisons dans l’année. La Kabbale enseigne qu’il y a quatre mondes placés entre Dieu et le monde terrestre :1. Olam ha Atsilout, le monde de l’émanation et de la divinité, le monde des dix sefirot (les dix nombres parfaits) ;
2. Olam ha Beriya, le monde de la création, le monde du Trône ;
3. Olam ha Yetsirah, le monde de la formation, la sphère principale où résident les anges ;
4. Olam ha Assia, le monde de l’action, la proto-image spirituelle du monde matériel, sensible.
Il y a aussi quatre niveaux de signification de la Torah : pshat, littéral, remez, allusif, drash, sollicité, sod, mystique (le tout formant le mot pardes, « verger », « paradis »).
C’est donc une œuvre que l’on voit avec les yeux, avec le cœur, l’émotion silencieuse et avec l’esprit puisque l’on effectue une plongée dans un univers biblique interprété. Et l’écriture faite d’images est proprement kabbalistique !
V&D remercie les conservatrices du MAHJ d’avoir accepté l’usage des citations du catalogue :Alefbet, tapisserie, 196 pages, coédition MAHJ/Lienart éditions. 32 €.
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