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Maison Hannon. Une leçon de choses
À l’heure où Paris expose l’art déco, Bruxelles demeure la ville phare de l’art nouveau avec une exposition réellement immersive.
Laissez-vous prendre par la main par Guy Gilsoul pour visiter une maison de Bruxelles et vous imprégner de l’esprit de l’art nouveau.
« L’Écho des songes », quelle leçon apporte cette modeste exposition imaginée dans le cadre d’une maison 1900 à l’heure où la mégalomanie s’impose ! On peut se réjouir de cet antidote aux expositions-spectacles et autres « fat-show » qui s’avalent aussi rapidement qu’ils s’oublient. Pour une fois, le terme si galvaudé de parcours immersif sonne juste. Le conservateur du lieu, Gregory Van Aelbrouck nous invite à rejoindre sans effort le temps du rêve wagnérien d’un art total réunissant ici le décor, la musique, les parfums et les arts. La pertinence de l’exposition tient en trois points.
D’abord, le lieu.
Le visiteur s’y sent « quelque part », emmené au cœur de différents espaces qui lui suggèrent de prendre le temps, de s’imprégner et, comme on peut le faire chez soi, de ressentir de l’émotion devant un tableau qui s’endort au crépuscule ou devant l’assemblée des livres sur un rayonnage. Soit, sortir du présent et gagner d’autres rives qui n’ont du passé que l’apparence trompeuse. Car oui, on peut aujourd’hui relire Épicure ou Nietzche pour interroger notre rapport à la mort et Gérard de Nerval pour nous relier aux thèses de Descola.
Et c’est bien notre époque transpercée par tant de polarités et tant d’avenirs incertains qui se reflète dans cette fin du XIXe siècle quand intellectuels et créateurs désenchantés s’interrogeaient sur les limites de la science, des religions et des révoltes. En effet, la discrétion de l’exposition en 80 tableaux et objets n’est qu’apparente ; elle s’appuie sur le caractère particulier d’une maison de ville réalisée en 1902 par l’architecte-ingénieur Jules Brunfaut.
L’homme n’était pas une étoile, façon Horta. Il appartenait plutôt au courant historiciste, mais il s’enhardit dans l’esthétique art nouveau à la demande de son ami Edouard Hannon alors directeur technique dans la société Solvay. Son vœu : une maison qui ressemblerait à la fois à la vie du commanditaire par ailleurs photographe pictorialiste et à l’esprit du temps. Un espace pour l’écoute, le plaisir des yeux et le débat d’idées. Et ce fut un chef-d’œuvre au cœur duquel, entre les vitraux et une fresque monumentale qui court le long du grand escalier, se trouvent des meubles choisis signés Émile Gallé et Louis Majorelle. Dans cet environnement, on venait donc aussi échanger des idées face à un monde de plus en plus matérialiste. On y parla de spiritualités et d’utopies entre les poètes, les philosophes, les scientifiques et les artistes. À l’heure où la Belgique était la seconde économie mondiale, Bruxelles est devenu un centre important tout à la fois de la liberté de pensée et…du marché de l’art. C’est là que se manifeste, s’admire et s’éprouve le climat symboliste pour les uns, réaliste pour les autres, qu’ils s’appellent Fernand Khnopff, Jean Delville, George Minne, Jef Lambeaux, Joseph Middeleer, Léon Frédéric, Constantin Meunier… Des mondes et des mages, qui révèlent ainsi la variété des approches sur le rôle de l’art face à la muse, à la question du genre ou encore à l’infini du cosmos.
Deuxième point, c’est dans le cadre de cette bourgeoisie éclairée, qu’émerge l’importance des salons. Ainsi, l’un des cinq chapitres du parcours évoque leur importance et leur présence à Bruxelles à travers l’exemple de celui tenu par Jeanne de Tallenay (1862-1935).
Fille d’un ambassadeur français, elle grandit à Caracas où l’adolescente rencontre et tombe amoureuse du séduisant et quinquagénaire consul général de Belgique, Ernest Van Bruyssel avec lequel elle se marie à 18 ans. L’homme écrit. Elle fera de même. A 21 ans, la voilà en Belgique s’imposant comme traductrice (du russe de l’allemand de l’espagnol et de l‘italien) et comme écrivain singulier. « L’invisible » en est un exemple (le roman aujourd’hui réédité chez Nevrosée). Le propos est celui d’un homme qui se réveille un matin engourdi. Il croit s’être endormi sur son travail jusqu’à ce qu’il constate qu’il est décédé. D’emblée s’y précise l’intérêt de l’auteure pour l’occultisme. Mais elle en veut plus et publie des articles dans différentes revues d’avant-garde. La fascination qu’elle exerce sur ses invités tient autant à sa beauté qu’à sa froideur, autant à ses intérêts pour la mort qu’à son androgynie. Chez elle, on aurait pu croiser Maurice Maeterlinck, Emile Verhaeren, Camille Lemonnier, Gabriele d’Annunzio ou encore Pierre Louys. Mais avant tout, Papus, le fondateur de l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix ou encore le Sar Peladan, son rival et lui-même fondateur de l’ordre de la Rose-Croix catholique du temple et du Graal auquel les Khnopff, Minne, Delville, Ciamberlani, Mellery et autres Ottevaere, présents dans l’exposition ne sont pas indifférents.
Ces personnages de l’ésotérisme servent souvent de socle aux plongées spirituelles des peintres et sculpteurs ici réunis comme ils furent marqués au fer rouge par Edouard Schuré (autre invité de Jeanne de Tallenay) qui, dans « Les grands initiés » (1889), réunissait Rama, Krishna, Zoroastre, Hermes, Moïse, Orphée, Pythagore, Platon et Jésus.
Troisième raison de l’excellence de cette exposition : la qualité des confrontations et des associations qui s’intègrent dans des « chambres » refermées sur elles-mêmes, intimes et faiblement éclairées. Certaines pièces sont bien connues des amateurs, d’autres beaucoup moins. Elles intriguent et élargissent les questions.
Seul bémol, la présence bien inutile d’une sculpture contemporaine proposée par Ghita Remy qui, entourée par les délicats motifs floraux de la serre, casse la douce et délicate étrangeté de l’ensemble.
Guy Gilsoul
Origine des pièces
Jean Delville, l’Ange des splendeurs, 1893 c Brussels-Capital Region, Dation by Anne-Marie and Roland Gillion Crowet, 2006 (en dépôt aux musées royaux des beaux-arts de Belgique c photo J. Geleyns
Henri de Groux, Les Harpies 1894. Coll Atelier Symboliste c Maison Hannon, Silvia Cappellari
Alexandre Graverol, illustration pour Alladine et Palomides de Maurice Maeterlinck, 1894. Coll Atelier Symboliste c Maison Hannon Silvia Cappellari
Charles Van Der Stappen, Sphinx, ca 1883 c Coll privée, Bruxelles c photo Silvia Cappellari Maison Hannon
Fernand Khnopff, Acrasia, 1893 c RegioBRuxelles Capitale. Dto Anne-Marie et Rooland Gillion-Crowet 2006. Dépôt aux Musées ryaux es Beaux-arts de Belgique c photo J. Geleyns
Jean Delville, Imperia, 1892, Legs Van Cutsem 1904. Tournai, Musée des Beaux-Arts c Tournai, musées des Beaux-arts.
Visuels de la Maison Hannon c photo Gregory DE Leeuw
Echos des songes
Maison Hannon
Av de la Jonction à 1060 Bruxelles.
Jusqu’au 19 avril 2026
Je 13-18, Ve 11-18, Sa et Di 10-18.
www.maisonhannon.be







