Jean-Pierre Porcher plonge le visiteur de Saint-Merry dans une expérience étrange et permet de tisser des éléments de réponse, en interrogeant la sensibilité de l’homme contemporain à partir de celle de l’homme du XIXe.
Le sujet retenu est religieux, un Christ méditant : Le Christ au désert (1872) d’ Ivan Kramskoi . Le peintre, par sa technique, met le sujet face au spectateur. Ce dernier devient alors un témoin direct. Que se passe-t-il dans le secret de ce dernier ? Comment le sujet du tableau imprègne-t-il alors celui qui le regarde ? Méditer se transmet-il ? Première mise en abîme.
Et si vous n’êtes pas immédiatement devant le tableau, mais à quelques mètres, comment votre perception et votre émotion sont-elles modifiées par les autres spectateurs qui, par leur corps, créent une sorte de filtre ou de ballet ? Votre regard ne peut alors éviter les spectateurs mobiles qui, de leur côté, méditent sur un sujet de peinture immobile qui lui-même médite.…Deuxième mise en abîme.
Jean-Pierre Porcher a placé son appareil photo devant ce chef d’œuvre de la peinture russe du XIXe siècle dans le grand musée de Moscou, la Galerie Tretiakov, et a saisi de manière neutre le mouvement des spectateurs qui constitue ainsi le premier plan d’une peinture statique. La méditation des uns face à la méditation du Christ. À Saint-Merry, espace du religieux, de la méditation et non musée, l’œuvre est projetée dans le claustra. Pour le visiteur : troisième mise en abîme.
Dit d’une certaine manière, Jean-Pierre Porcher propose une mise en regard, façon poupée russe…
Si la modernité en peinture est cet acte de l’artiste qui fait entrer frontalement le spectateur dans un sujet et rend ce dernier étonnamment présent, alors les photos de Jean-Pierre Porcher sur l’homme dans un musée sont fondamentalement modernes
Pour en savoir plus sur l’œuvre de Ivan Kramskoi
Le Christ au désert de la Galerie Tretiakov est un des grands classiques de la peinture russe du XIXe, connu de tous les Russes, une sorte d’Angélus de Millet qui aurait été placée au milieu du Louvre ! Ses connotations historiques, symboliques, esthétiques, ne sont pas les nôtres. Et pourtant, elles nous « parlent ».
Kramskoi a été l’un des fondateurs du groupe de peintres dit "les ambulants" qui, après l’abolition du servage (1861) et dans le bouillonnement intellectuel de la 2e moitié du XIXe siècle, s’intéressent à la société, à la nature, sortent leurs chevalets et inventent les expositions nomades. Or la peinture religieuse russe, en particulier telle qu’elle se montre dans les églises, est plutôt flamboyante, joyeuse, presque naïve (comme les primitifs italiens). Quelles questions peuvent se poser les Russes devant ce tableau et nous à leur suite ? Pourquoi cette tristesse du Christ ? Quel est ce désert ? Le permafrost ? La glace, la pierre ? Les Russes connaissent mieux que nous les espaces vides et infinis - les grandes plaines, mais aussi les forêts, les "montagnes russes" de Sibérie, les fleuves gigantesques.
A sa première exposition, ce Christ a provoqué des discussions sans fin (les interminables discussions morales dans Dostoïevski autour du bien, du mal, du permis, de l’interdit, de la transgression, de l’être social et de l’individu). On appelait ce Christ "le Hamlet russe".
Pourquoi les Russes méditent-ils pareillement devant ce tableau ? D’autant qu’ils ont vu, juste avant, du même Kramskoi, une femme qui vous regarde de haut, toute en fourrures et rubans bleus, assise dans une calèche découverte, dans Moscou enneigée.
Sensibilité et inquiétude religieuse ? C’est peut-être aussi parce qu’ils ont un rapport à la nature puissant (nature, cela se dit "priroda", étymologiquement : ce qui est avant toute naissance) où même vide, même hostile, elle est en elle-même, et avant tout, bienveillante.
Jean Deuzèmes
Si vous voulez aller plus loin encore…
– l’article de wikipedia france
– le site dédié à Kramskoi probablement créé par le musée éponyme de Voronèje
– le site dédié à Kramskoi par des Ukrainiens
– Le site de la Galerie nationale Tretiakov.