The Kiss, the Progress
À l’occasion du 50e anniversaire du musée Guggenheim de New York, qui venait d’être réhabilité, carte blanche a été laissée de janvier à mars 2010, à l’artiste anglo-allemand d’origine indienne, Tino Sehgal, 34 ans. Acte de liberté artistique s’il en fut !
Qui y avait-il à voir ?
Rien, aucun objet. Non, il n’y avait aucun tableau, aucune sculpture sur la grande hélice blanche que l’on gravit. Tout se passait comme si les grandes surfaces blanches de la rampe de la rotonde de Frank Lloyd Wright étaient entre deux expositions.
Sur le site Internet du musée, rien sur les œuvres, quelques lignes sur l’artiste. Dans la boutique, pas de photos, pas de catalogue. L’artiste l’avait interdit. Ce qui est bien étrange pour le Guggenheim qui fait des affaires sur tout, ses produits dérivés, la franchise de son nom (cf. Bilbao, Berlin et d’autres villes) et demeure une institution privée qui ne cache pas ses finalités de profit.
Et pourtant, le monde de l’art a bruissé de cet événement. Les critiques en ont parlé. De l’esbrouffe ? Une énième provocation d’artiste ? Et tout cela pour 18 $ l’entrée !
Rien ? Pas tout-à-fait, car au rez-de-chaussée au centre de la spirale, un couple en train de s’embrasser, pas gêné de la présence des spectateurs, qui eux pouvaient l’être. Et dans la succession de modestes alcôves vides des murs curvilignes, enroulées sur une spirale en pente douce, d’autres visiteurs qui allaient et venaient, parlant à d’autres.
Alors un happening ? Une performance inédite ? Non, une œuvre permanente, en deux parties, que l’on pouvait voir tout au long de la journée.
Une œuvre sensible, puisque certains critiques en ont été tout retournés.
« Je suis léger, les gens semblent heureux. Dans ce grand vide, je m’emplis d’émotions et je jouis de la beauté atmosphérique du musée. » dit le témoin que nous avons trouvé (voir plus loin)
Une œuvre donc, mais sans objet à voir ou à saisir. Un point extrême de la démarche artistique que l’on ne connaît que par les témoignages de ceux qui l’ont vue.
V&D vous propose de décrypter cette étrangeté et de la mettre en perspective, en visitant certaines tendances de l’art moderne ou contemporain. Le témoignage, puisque V&D n’a pas fait le voyage, prend ainsi une dimension d’autant plus forte qu’il influe sur certaines questions de sens…
Questions abordées dans ce (long !) dossier : Qu’est-ce que cherche un artiste en vidant un musée de ses œuvres matérielles ? L’art de la performance a-t-il la même portée que la peinture ou la sculpture ?
1) L’œuvre vue par un témoin
2) Décryptage de l’œuvre
3) Questions de sens
4) Mise en perspective de l’approche de Tino Sehgal dans les mouvements artistiques
[*1) L’œuvre vue par un témoin : Fabrice Bousteau (Beaux Arts Magazine, 366, mai 2010)*]
« Très vite, mon attention est attirée au milieu des visiteurs par un homme et une femme de 30 ans. Ils sont là devant moi, sans signe distinctif si ce n’est qu’ils sont presque couchés sur le sol, en train de s’embrasser langoureusement parmi le public. C’est l’une des deux œuvres, et la plus « visible », présentées par Tino Sehgal. Kiss est une chorégraphie, une sculpture humaine en mouvement, montrée pendant toute la durée d’ouverture du musée (chaque couple réalise une performance de trois heures et est relayé par un autre couple sans discontinuité, sans temps mort aucun) qui reproduit avec des gestes très lents des positions érotiques inspirées de Courbet, Rodin, Brancusi et Jeff Koons. Des étreintes et baisers dérangeants quand on se trouve à côté des deux « acteurs » tant on se sent voyeur, et de plus en fascinants vus de haut, vus de loin, au fur et à mesure que l’on gravit la rampe du Guggenheim
La deuxième œuvre de l’exposition, « The Progress », celle qui occupe la quasi-totalité du musée, est invisible. Elle n’est perçue, vécue que par une minorité de visiteurs. Alors que j’emprunte la rampe circulaire du musée, une petite fille d’une dizaine d’années s’approche de moi, la main tendue, et me dit : « Bonjour, je suis Giuliana, tu veux bien venir avec moi ? » Je réponds « oui ». Me tenant par la main, elle m’entraîne dans une alcôve à droite de la rampe : "C’est une pièce de Tino Sehgal. Est-ce que je peux te poser une question ? » Je me prends au jeu et la fillette avec tranquillité et sérieux de me lancer une question énorme : "What is progress ? » Je réponds que je n’en sais rien mais Giuliana, en m’invitant à monter avec elle la rampe circulaire, me demande de lui donner des exemples concrets de ce que je pense être le progrès. Vous l’avez compris, la deuxième œuvre de Tina Sehgal intitulée « This Progress » est en action, la petite fille a enclenché le processus.
Or, la plupart des visiteurs, auxquels aucune information sur le fonctionnement de l’exposition n’est donnée à l’entrée selon les instructions de l’artiste, passent à côté de l’œuvre car ils ne prêtent aucune attention à l’enfant qui vient les solliciter. À partir du moment où ils écartent l’enfant et refusent de dialoguer avec lui, ils n’auront plus accès à l’œuvre ! Beaucoup se plaignent ainsi d’avoir payé 18$ l’entrée pour voir le Guggenheim vide.
Je continue à discuter et à avancer avec Giulana quand soudainement un adolescent au look très rock s’avance vers nous. Il s’appelle Matthew et Giulana lui fait un résumé rapide mais très précis de notre discussion puis redescend la rampe en courant. Matthew marche à mes côtés et prolonge la discussion en s’interrogeant sur ma perception du progrès et me faisant part de ses réflexions. Il s’éclipse dans un virage et Tom, un étudiant black trentenaire et sportif de l’université de Columbia vient vers moi et me dit qu’il a eu le matin même une discussion animée avec un professeur sur la différence entre penser quelque chose et croire quelque chose. Il me demande mon avis et, tout en poursuivant notre marche, notre discussion devient très personnelle et passionnante. Je ne suis plus dans un musée, je fais une balade philosophique. Arrivé presque au sommet de ce « Guggenheim tour de Babel », Tom part à son tour juste après m’avoir présenté à un sexagénaire aux cheveux blancs et aux yeux malicieux qui me raconte une histoire très privée à propos de sa femme et m’interroge sur ma vie personnelle. La discussion est longue et presque aussi intime qu’avec un ami proche.
Quand il me quitte, je redescends seul, troublé et quasi pris de vertige tant, vu d’en haut, le couple qui s’embrasse sur le sol m’aspire dans ce Guggenheim qui paraît quasi abyssal, évidé de tout objet d’art. L’exposition de Tino Sehgal est une sorte de parcours initiatique à travers les âges de l’homme, de l’enfance à la vieillesse. Je suis léger, les gens semblent heureux. Dans ce grand vide, je m’emplis d’émotions et je jouis de la beauté atmosphérique du musée. »
[*2) Éléments de décryptage*]
Kiss, est une pièce qui tient de la « scène primitive », c’est-à-dire de ce fantasme d’avoir été présent lors de sa propre conception. C’est une sculpture vivante au sol de la rotonde vide :
« une femme et un homme, tous deux danseurs, s’enlacent et se baisent avec une intensité qu’accroissent la lenteur et la fluidité de leurs mouvements, à peine arrêtés parfois par la tenue très brève de poses de la sculpture classique : Rodin, Brancusi, Koons.
Constantin Brancusi, Le Baiser, 1923-1925
On ne reviendra pas sur cela : Tino Sehgal a reçu une formation de danseur (NDLR : il a travaillé notamment avec les chorégraphes français Jérôme Bel et Xavier Le Roy), il est indien par son père, et dans la tradition classique indienne, la musique et la danse sont des arts majeurs, la peinture et la sculpture des formes mineures. » relève un autre critique et témoin, Olivier Rabin.
Ce ne sont pas des volontaires, comme dans certaines performances, mais des personnes soigneusement choisies, d’âges différents qui se relaient, des danseurs peut-être, du personnel de musée. Rien à voir avec les médiateurs que l’on voit dans les expositions et qui vous expliquent une œuvre que vous avez devant vous.
Le fait qu’ils soient au centre du musée n’est pas neutre. Un couple en constitue donc le point central. Le baiser est élevé au statut d’œuvre d’art, au même titre que le couple.
Certes, d’après le témoin, ces interprètes reprennent des positions évoquant quelques grandes œuvres ; c’est une réexploration, somme toute classique chez les artistes, des maîtres antérieurs, une manière de se mesurer à eux. Mais la lenteur décrite des gestes va plus loin ; elle renvoie aux techniques chorégraphiques de Jérôme Bel (cliquez pour voir la courte vidéo), où le refus de toute gestuelle virtuose met à pied d’égalité le public et les interprètes, où les mouvements relèvent de ceux du chacun. L’identification se fait plus facilement. Ce n’est pas un acte de voyeurisme. Cette identification ou cette fascination se produisent aussi régulièrement quand les sculptures proposées sont en cire ou en résine, ou même lorsque une sculpture abstraite ou minimale, de proportion humaine, devient brusquement étrangement familière. Une sorte de modèle dans l’espace, d’effet miroir qui nous renvoie à nous-mêmes, à notre histoire.
Lorsque le visiteur rencontre les divers personnages en montant par la spirale du Guggenheim, des effets semblables se produisent mais avec des mécanismes différents, à base de paroles, voire de contacts par la main. Généralement, quand on va dans un musée on ne raconte pas sa vie. Mais ici, oui ; car un autre, ici le performeur, brise la distance que l’on a traditionnellement face aux œuvres (cf. les rappels à l’ordre des gardiens !). Les ordres sont bouleversés.
Était-ce une pièce de théâtre non-stop ? Non, car...
« les protagonistes de « The progress » ne jouaient aucun texte écrit à l’avance. Leurs interventions s’appuyaient sur un fil conducteur créé par Tino Sehgal mais tous discutaient librement avec chaque visiteur. Chacun des échanges que j’ai eus pendant This Progress fut ainsi très personnel, unique. » (J Bousteau)
Qu’est-ce qu’une œuvre ?
Avec son fameux porte-bouteilles (1917) mis dans un musée, en en faisant une œuvre d’art, Marcel Duchamp affirmait deux choses : c’est le regardeur qui fait l’œuvre, c’est l’artiste qui la déclare.
Avec Bruno Sehgal, c’est le spectateur qui fait l’expérience. Il fait vivre une œuvre et ne se contente pas de la voir. L’œuvre n’existe qui si le spectateur s’implique. Elle relève de l’expérience vécue dans l’interrelation. L’artiste est absent, il en a donné le script. Sa signature est d’une autre nature. Bien après Marcel Duchamp, puis Yves Klein, Tino Sehgal brouille les frontières. Son œuvre est transversale à de multiples médiums ou formes, mais s’il fallait la catégoriser on pourrait dire qu’elle relève plutôt de la performance.
[*3) Questions de sens*]
Cette œuvre est une contestation de la réification de l’art, du fétichisme de l’objet ou du caractère socialement marquant de la propriété culturele, au sein même d’une des institutions qui a le plus mêlé le business et l’art, dans une ville qui a porté le pop-art, c’est-à-dire, la saisie des objets de consommation comme médium et symbole, faisant une dévotion critique au commerce et à la célébrité. « Le bon business est le bon art » disait Andy Warhol. On est ici à l’opposé, l’art y est construit, non à partir d’un cynisme ou du jeu avec les spectateurs, acheteurs potentiels ou fascinés par ce pop proche de la société du spectacle, paillette dirait-on aujourd’hui, mais il est fait d’un rapport personnel, d’une histoire avec une autre tissée par des mots. Œuvre de relation entre individus et non d’appropriation. Œuvre vivante et non morte.
En mettant la performance au centre du musée vidé, l’artiste propose d’en faire une œuvre équivalente en valeur aux objets que l’on voit traditionnellement dans ce type d’espace. Il bouleverse les perceptions associées à ces médiums. La performance n’a pas besoin des autres arts visuels pour exister. Elle est autonome.
The Progress suggérera aussi chez ceux qui sont familiers de la culture religieuse, au sens large, des parallèles troublants : un musée, qui est un puits allumé en permanence, vide ; de la blancheur partout et une spirale attirant le regard et les corps vers le haut ; des spectateurs perdus car sans « boussole » sur ce qu’ils vont voir et qui sortent de leurs attentes et clichés forgés antérieurement ; des spectateurs qui se laissent saisir par une voix (d’enfant), qui va passer de main en main par le dialogue sur des questions de sens essentielles pour leur vie, et dont on ne connaît pas les réponses ; un spectateur qui parcourt par les personnes rencontrées toutes les générations et qui en ressort ébloui : les critiques d’art témoins de ce qu’ils ont vu et vécu ; une œuvre dont on n’a pas de traces palpables, sur laquelle on peut donc avoir un doute, tant qu’on n’a pas croisé les propos de plusieurs critiques auxquels il faut faire confiance par le témoignage écrit, un artiste absent qui se dérobe, etc. Autant de postures possibles et mêlées qui empruntent à des figures évidentes du christianisme : le tombeau vide et l’absence de preuves tangibles, la transmission d’une expérience par quatre textes qui apportent des visions et des interprétations différentes, des récits de dévoilement personnel (la Samaritaine) ou de sens (Emmaüs), des cheminements où se jouent des relations humains et personnelles, etc. Restons dans le « troublant » sans vouloir faire de Fabrice Bousteau, un évangéliste des temps modernes et de sa religion, l’art contemporain, qui a ses rituels, comme la visite des musées ! Toute interprétation supplémentaire peut devenir délicate car cette œuvre n’est pas religieuse. L’art contemporain est autonome ! L’artiste encore plus.
[*4) Mise en perspective dans les mouvements artistiques*]
Cette œuvre se situe dans la longue recherche de dématérialisation des œuvres et de la recherche de l’invisible, qui a traversé les arts plastiques depuis le début du vingtième siècle. Deux courants sont particulièrement concernés
La dimension conceptuelle de l’œuvre de Tino Sehgal
Si l’art minimal avait contribué à un amaigrissement notoire de la matière d’œuvre d’art dans les années 60, l’art conceptuel emprunta un nouveau chemin, celui de l’artiste quasi ingénieur, qui n’est plus en contact avec la matière, mais en fixe les règles, en contrôle les modalités, laissant à d’autres le soin de la réaliser. Ce qui était exposé était alors le concept, dans son expression initiale et cela était fort documenté. Cela aboutissait généralement à des formes, des dessins, des photos, des installations austères, même si certaines d’entre elles comme chez François Morellet pouvaient être jubilatoires. C’est donc un art de la substitution, où l’objet est remplacé par sa définition ou par les règles ayant présidée à son existence, la chose par son concept, le signe par un signe encore plus dématérialisé. Kossuth en exposant trois formes possibles de la chaise en est un exemple classique : la définition réécrite et agrandie du dictionnaire, une photo de chaise et une chaise bien réelle.
Le mot tenait une grande importance, il était devenu matière et origine. Avec Tino Sehgal, le contexte des mots, le musée, devient essentiel.
Il y a bien donc du conceptuel dans les œuvres de notre invité. Mais, en utilisant les corps il fait des empreintes venus d’ailleurs.
La performance et les actions artistiques dans l’histoire de l’art contemporain
Elles ont pris les pas de ce l’on désignait dans les années 70 sous le nom de happening et qui fonctionnait sur le mode de la théâtralisation du corps. Très souvent elles exploitaient les limites de l’homme et de l’artiste qui se mettait en scène et prenaient des risques, Gina Pane montait, pieds nus, une échelle dont les barreaux étaient parsemés de pièces coupantes ; il s’agissait de dire que s’élever mobilisait tout l’artiste et laissait des traces. Marina Abramovic se mettait sous une vitre supportant des bougies, jusqu’à l’extrême de la chaleur diffusée, pour dire la mort. La plupart du temps ce furent des solos d’artistes (Bruce Naumann, Vito Acconci) dont l’objectif premier était les échelles de l’homme, ou la réexploration métaphorique de l’histoire de l’art. Mais ce fut avec les féministes, que la performance impliqua progressivement les spectateurs. Orlan n’avait-elle pas proposé « le baiser d’artiste », où le spectateur mettait une pièce dans une sorte de tirelire qui descendait jusqu’à son pubis, et il recevait alors un baiser. La photo de l’instant devenant à son tour œuvre d’art.
L’œuvre de Tino Seghal, explore une autre dimension, celle de l’intime dans l’échange social, de la gratuité, de la discrétion et non de la provocation.
En guise de conclusion :
En analysant un peu longuement, on peut donc comprendre les innovations de "Kiss" et "The progress", car ces œuvres avaient de la réalité, même si on n’en a pas de traces matérielles. Elles ont été préparées par les questionnements antérieurs d’autres artistes du conceptuel, de l’art minimal et de la performance. Sans des témoignages convergents, V&D, qui ici a privilégié le Dire, n’aurait pu vous faire vivre cette œuvre…
Jean Deuzèmes
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