9 mai 2010. Une exposition, un concert de musique expérimentale
Le Dimanche 9 mai, 20h30 a eu lieu une présentation exceptionnelle de trois artistes travaillant sur tout le globe, dans le cadre des Rendez-vous contemporains de Saint-Merry, nos « cousins germains » de la promotion de l’art le plus actuel à Saint-Merry qui associent visuel et musique.
Trois œuvres portant sur les rapports de l’homme à la nature, des hommes entre eux et à leurs imaginaires, dans différentes configurations du monde.
Les trois œuvres qui sont dans la « ligne » de V&D : Face au monde/être au monde…, auraient pu être projetées dans le cadre du claustra, mais elles nécessitaient de grands écrans pour en profiter pleinement ou un plus grand espace pour mettre en valeur "Forêt".
Dans chacune, l’approche artistique était en marge du regard documentaire car l’artiste adopte une attitude de proximité avec les personnes photographiées d’une autre nature que l’ethnographe ou le journaliste.
Eva Jospin occupe une place spécifique dans ce regard posé sur la nature et ceux qui l’habitent, à savoir des oiseaux, dont les bruits accompagnaient la présentation de l’œuvre. En effet, elle sculpte des forêts à partir de carton recyclé.
Par ailleurs, cette œuvre a bénéficié d’une présentation qui la magnifiait : au pied du maître autel. Nous connaissions les bois, les forêts du paradis représentés sur les triptyques d’autel gothiques ou renaissants, nous avons eu une forêt fragile, à l’image de certaines situations du monde actuellement. La réalité s’invitait en métaphore, avec un matériaux relevant de l’Arte Povera : le carton recyclé.
Eva Jospin : autre regard sur une forêt
Franck Desplanques, spécialiste des populations autochtones, qui devait évoquer ses relations avec les nénètses de Sibérie a en fait présenté d’autres populations de l’Asie.
Nicolas Henry, proposait "les cabanes autour du monde"
La question posée par l’œuvre de Nicolas Henry concerne l’attitude que l’artiste peut avoir avec le sujet dans son environnement le plus proche, lorsqu’il le photographie. Comment travaille-t-il avec des groupes humains qu’il mobilise ? Comment favorise-t-il cette liberté de mouvement et de création chez le sujet ? Au nom de quoi construit-il une relation d’empathie que l’œuvre suggère si bien ?
Comme la dernière de ces œuvres est proche par l’esprit et la qualité d’autres vues dans des grandes expositions internationales antérieures, V&D vous propose un petit dossier commenté sur la question centrale de l’artiste en société, de la valeur de son témoignage et de son engagement.
Nicolas Henry ou comment rendre compte de l’imaginaire de l’autre
Pour réaliser ces œuvres, l’artiste a parcouru le monde à la recherche de l’imaginaire des gens. En posant son sac et son appareil photo de l’Irlande au Japon, il a commencé par construire une relation avec des personnes, leur a présenté son projet et leur a laissé toute liberté d’exprimer leur passé, leur imaginaire. Ces cabanes sont à la fois des réalités, des souvenirs, des intimité et histoires familiales mais aussi des allégories de l’intériorité la plus profonde des personnes rencontrées. C’est ainsi que l’artiste s’exprime :
Lorsque j’étais petit, mon grand-père m’a appris à manier le bois, ma grand-mère l’art de coudre. Un jour, presque naturellement, j’ai voulu retrouver avec eux ces jeux d’autrefois, riches de cette transmission, de ces savoir-faire, et une cabane est née. Une parole aussi, entière et spontanée. Alors m’est venue l’idée des « cabanes de nos grands-parents », pour ne pas laisser perdre cette parole, et pour saisir cette forme de liberté que les anciens acquièrent en perdant le sens des vanités.
A travers le monde, devant mon objectif, des papis et des mamies renouent avec les cabanes de leur enfance. Ils transforment un tapis en océan, avec le balancement du rocking chair pour roulis, sous les cris des goélands... Tous sont photographiés chez eux, dans leur univers. On scelle une amitié quand on fait visiter sa maison. On fait entrevoir l’intime. Tous ont bâti une cabane, reflet de leur imaginaire. Ce sont les artistes de leurs propres installations. Avec le temps qui passe, l’homme retrouve la sagesse de l’enfant qui croit en la magie de la création. La place de la cabane et des objets dans notre vie révèle une part du sens poétique ou politique que chacun choisit de transmettre à travers son image.
La parole accompagne chaque photographie comme un conte, une ritournelle, un poème, selon la nature de notre rencontre, et révèle une part de l’univers de nos grands-parents. « Plus on grandit et plus on repense à son enfance, a joliment résumé Pushkar, dans le nord du Rajasthan. C’est l’émanation de l’amour d’où est né le sourire du monde. Mon père disait souvent que dans le ventre de notre mère nous avons la clef du ciel et de la terre, mais qu’à notre naissance, au moment des eaux, un ange vient nous poser un doigt sur la bouche et nous souffle ce mystère. »
Dans cette démarche, l’artiste mêle donc différents registres de sensibilité et les fait communiquer l’un l’autre dans un respect très grand de l’autre.
Chaque année, en décembre, en face du Musée du quai Branly, « Photoquai », une exposition en plein air (glacé du fait de la saison…) et gratuite, de très grande qualité qui présente des artistes du monde entier et apporte ainsi un regard alternatif sur la globalisation. C’est ainsi que Julio Bittencourt a présenté en 2009, un reportage sur un squat. Comme Nicolas Henry, il avait noué des relations avec ceux qu’il a photographiés et les avait associés à son projet.
Les photographies de Julio Bittencourt se situent sur cette frontière ténue qui sépare l’art du document, et relèvent à coup sûr des deux choses à la fois. A chacune des fenêtres de la tour squattée Prestes Maia 911, Julio a photographié des bribes de rêves et d’espérances ; chacun de ses personnages assurant la mise en scène, et décidant si - et quand - il voulait apparaître dans ce « passe-partout » de vie. Des fenêtres qui ne sont que des fragments de l’immeuble tout entier qui, lui-même, n’est qu’un fragment d’une ville, qui elle, n’est que la représentation d’une société brutalement divisée entre ceux qui y sont inclus et ceux qui en sont exclus. Ceux qui ont un toit et ceux qui n’en ont pas.
Pendant près de cinq ans, 468 familles, 1680 personnes, ont occupé la tour de 29 étages abandonnée depuis douze ans. Elles y ont construit leurs bicoques, véritable favela verticale et, de façon créative et organisée, elles y ont vécu. Dans le même temps, une seconde occupation a eu lieu, des mouvements sociaux et culturels de la ville de Sao Paulo ont créé une bibliothèque, monté des installations artistiques et organisé des cours, en cherchant à sensibiliser la société à ce problème. Julio était parmi eux. Les gens croyaient presque tous pouvoir éviter l’expulsion, elle eut pourtant lieu en juin 2007.
Iata Cannabrava, in Catalogue de l’exposition TDR
En reprenant cette attitude d’empathie nécessaire à ce type de démarche, l’artiste apporte sobrement un point de vue social et militant en faveur des plus pauvres. Il rappelle au spectateur cette réalité, il l’invite peut-être implicitement à s’engager si une occasion se présente. Un témoin qui ne donne pas un discours de militant politique mais un incitateur, par le regard sensible.
Susumu Shingu ou la caravane du vent comme cristallisateur des relations hommes/nature/artiste
Cet artiste japonais est un plasticien international reconnu qui travaille avec des architectes de renom, comme Renzo Piano, pour transformer les paysages avec des œuvres très souvent colorées. C’est un poète de la nature dont les éléments de grammaire sont l’air, l’eau, la lumière, le mouvement et le son. Ses sculptures, ses mobiles, ses éoliennes ne sont pas seulement soumises aux éléments naturels, mais elles sont des éléments de nature. En utilisant les formes d’énergies que nous ne percevons plus, contenues par exemple dans l’air libre ou l’air conditionnée, il créé de l’émotion et nous introduit à une philosophie de la nature, à un autre rapport à nous-mêmes. Ses œuvres nous décentrent, par une simple perception du regard.
La force des œuvres de Susumu Shingu qui traverse ses projets successifs, tient au fait qu’elles ne sont pas seulement en harmonie avec cette nature ce qui est un trait de la culture japonaise et de la religion shinto, mais qu’elles réaffirment la place de la nature dans l’artefact le plus dur que sont les villes.
En 2000-2001, il a mis en œuvre une performance, « la caravane du vent », qui consistait à installer, durant un mois environ, 6 sites (Japon, Maroc, Finlande, Mongolie, Nouvelle-Zélande et Brésil) terrestres très contrastés un ensemble de mobiles tout en y associant les populations locales, et notamment les enfants. Tout a été filmé ou photographié pour en faire une sorte de projet humaniste de réconciliation homme/nature.
Ce très grand vidéaste américain a produit en 1996 « Viewer », (Observateur ), une vidéo centrée sur le regard et la figure humaine, toute son œuvre étant d’ailleurs traversée par les questions du langage, de l’identité, de la présence physique et de ses lectures d’Emmanuel Lévinas et Maurice Blanchot. Dix sept hommes et pas une femme, habillés comme des ouvriers et appartenant à cette Amérique multiethnique. Des travailleurs immigrés qui vous regardent. Des sans papiers ? Des étrangers, des figures de l’autre. Imaginez la scène : vous entrez dans une pièce noire, au fond un fond noir de 15 ou 20 mètres de large et des hommes sur fond noir dont on ne sait immédiatement si ce sont des hommes ou des images, tant la profondeur de champ est imprécise. Ce n’est pas une photo, car on distingue progressivement un clin d’œil, une oscillation du corps. Ils vous regardent et vous les regardez. Sans parole. Le point zéro de la relation. Et cela dure. C’est vous qui baissez les yeux le premier. Un jeu d’acteurs, la peinture du cinéaste, qui a bien sûr nécessité la construction d’une relation préalable.
Thierry de Duve, commissaire de l’exposition Voici, en 2000 à Bruxelles, a été plus loin dans la confrontation à l’altérité. Il a recruté et demandé à des sans-papiers, embauchés et payés comme des modèles, de faire une première haie humaine devant des images. On passait alors de l’image présente par la force hypnotique de cette vidéo lente et géante à la présence réelle, puis retour à l’image.
Cette plasticienne a mis en place un dispositif de nature proche, mais en rendant la parole aux images, avec « For ever » (pour toujours) 2000. Elle a recruté par petites annonces des personnes des deux communautés linguistiques, qui sont venues se présenter en famille, en précisant que les enfants devaient avoir autour de quarante ans, âge autour duquel les relations parents –enfants s’équilibrent. Dans cette œuvre, des groupes habillés dignement parlent de ce qu’ils ont vécu d’important, en regardant la caméra, l’autre que nous sommes est le témoin. Ce n’est pas de la téléréalité, mais le résultat d’un travail avec l’artiste où les libertés s’échangent où les spectateurs fascinés par la parole autant que par l’image ne peuvent qu’être témoins. De quelle vérité parle-t-on à ce moment de l’œuvre ? TDR
Les deux dernières œuvres mettent au cœur des projets d’artiste le Vous et le Nous. Elles utilisent des notions comme le don, la reliance. C’est ce qu’on a appelé l’esthétique relationnelle, Thierry de Duve dans son exposition de 2000, ayant voulu une sorte de pacte communautaire entre les artistes, le spectateur et les sujets qui sont au cœur des œuvres.
Ce mode de production et d’exposition artistique, quoique esthétiquement impeccable, a fait l’objet de critiques sévères pour ses présupposés idéologiques, parce que certains ont pu y voir des vieux modèles catholiques ruraux : la confession, la communion, les tableaux pastoraux réinterprêtés. Étaient vus comme critiquables ces processus d’exposition d’une communauté à la fois à restaurer et à venir, comme si le peuple homme était une chose naturelle et s’y reconnaîtrait. En fait, ces critiques regrettaient que ces œuvres tournent le dos à tout un courant antérieur de déconstruction critique de la production d’image, à l’oubli des rapports de domination et de classes auxquels l’artiste contemporain devrait être attentif. Ce courant critique se montrait donc opposé à ce dévoilement de l’intimité, à cette obligation de l’échange tel que Thierry de Duve la valorisait en tant que commissaire d’exposition.
Beau débat de fond car il repose sur des conceptions différentes de la responsabilité de l’artiste. Comme quoi l’image la plus sensible et attrayante peut cacher pour certains de vifs débats philosophiques ! C’est notamment ainsi qu’avance l’art.