Alors qu’une exposition récente à la BNF, « La France sous leurs yeux »( >>>), avait délivré des images de l’Église actuelle, réduite à celle de gardienne de liens sociétaux, de protectrice de traditions, avec des prêtres figés dans de nombreux codes, la vision sociologique proposée dans « Les invisibles » est d’un autre style. En effet, le photographe a pris le temps de les suivre dans leurs activités et de les écouter. Il en a fait une œuvre.
Face à trois petits murs, le visiteur hésite tant la place prise par les textes écrits à côté de la photo domine visuellement. L’artiste a-t-il exposé des portraits ou des parcours de vie ?
Pour mieux situer la démarche, il faut savoir queJoël Peyrou, né en 1968, pratique la photo documentaire, est fasciné par l’univers du travail et a fait des portraits magnifiques.
En définissant aujourd’hui sa photo autant comme un métier que comme un chemin de vie,
Joël Peyrou est en phase avec son sujet et s’est construit une posture d’artiste. Il dévoile sa source intérieure :
« Dans mon parcours (de photographe), les prêtres-ouvriers ont été d’abord un souvenir. […] Trois décennies plus tard, je les ai retrouvés (dans les années 2000). Fraternels et seuls ; bons vivants et taiseux ; combattants et méditatifs. Je les ai vécus comme les représentants d’une spiritualité à renaître, de luttes à réinventer. Je les garde comme la preuve de la complexité de l’homme, de sa sensibilité dans l’apparence la plus humble. Pendant cinq ans, j’ai donné mes doutes pour approcher leurs certitudes. Je leur dois une réconciliation. » (Extrait du cartel d’introduction)
Et sont mises en lumière les figures de :
- Albert, « photographe de métier », bénévole à la CGT
- Maurice, facteur au tri postal
- Jean-Louis, agent de nettoyage qui « aime dire la messe »
- Francis, réparateur de vélos
- Gérard, menuisier
- Antoine, maçon
- Et bien sûr, Jean-Louis, ajusteur tailleur d’engrenage, ancien curé et militant au MRAP
L’attachement que l’on peut avoir pour ces images d’hommes en situations tient dans la cohérence entre les prises de vue et les textes. L’artiste saisit visuellement quelques moments de vie et prolonge ces fragments par un texte, non pas factuellement, mais en écho, avec sa propre sensibilité. Sa position n’est plus celle du documentariste et son texte devient conversation. Il interpelle son sujet.
Ainsi de Gérard, le menuisier, qui a évoqué ses difficultés :
« Gérard… oui, le monde nous épuise. N’est-ce pas mieux ainsi, car ceux qu’il rassasie s’assoupissent. Bientôt, il ne resterait que des cendres et nous n’aurions rien donné, même pas transmis l’idée que quelque chose de meilleur est à venir. Être, au moins une fois, la première lumière du jour. Gérard… Assis sous ta fenêtre dans le matin bleu froid, tu commences une journée exemplairement banale. Ta prière sans fard ; ta colère rentrée du citoyen lucide devant les journaux télé ; le trajet du boulot, promesse d’une humanité retrouvée, recommencée, celle que tu as choisie. Oui, le monde nous épuise. Et c’est très bien ainsi. » (Extrait du texte à côté de la photo)
Par ce tissage entre textes et photos, Joël Peyrou est un artiste très contemporain. Mais il se distingue deSophie Calle qui soit manipule ses sujets, soit les marque d’une vérité forte et brève, ou encore de Laure Vouters qui, avec bienveillance, retranscrit les propos des précaires. Il se distingue aussi d’Annie Ernaux qui se fait commentatrice de photos qu’elle aime, dans son style sec, neutre. Lui, par une écoute en conscience, s’engage dans une relation exposée d’un quotidien complexe, celle du prêtre d’un autre temps dont la hiérarchie a refusé le projet.
Cette tendresse du regard, cette empathie dans les propos et la tentative d’approcher les deux formes d’expression dans leur vérité se retrouve aussi dans la modestie de l’accrochage : des clous visibles ou du scotch bleu et non de splendides cadres blancs ou noir. L’art de Joël Peyrou s’ancre toujours dans les références du travail au quotidien.
Des clichés datant de 20 ans, des quasi archives alors que l’Église est devenue conservatrice.
Jean Deuzèmes