Cette phrase de lumière est au tympan du Pavillon central et clôt le parcours de l’Arsenal [1] avec ses déclinaisons de couleurs en près de soixante langues. Claire Fontaine emprunte au langage des publicités lumineuses, mais est liée aux luttes anarchistes contre la xénophobie à Milan dans les années 2000. Les artistes, dont les œuvres sont nourries de poésie, ont commencé à la décliner dans les sphères féministes. « Notre sentiment, c’est qu’on ne se sent pas étranger comme on pourrait se sentir exclu, on est étranger à —c’est-à-dire différent de— ce que nous n’acceptons pas. Être étranger n’est pas une qualité innée, c’est un effet relationnel créé par un contexte social. » (Claire Fontaine [2]1 )
Le premier étranger dans cette Biennale est l’artiste qui surprend par son œuvre les autres étrangers que sont les visiteurs, les touristes.
Qui sont les artistes exposés ?
Ils ne relèvent pas de l’art occidental. Immigrés, expatriés, diasporiques, exilés, réfugiés, notamment ceux qui ont migré dans le Sud et le Nord, des outsiders, indigènes, queers, activistes et féministes ; souvent des individus mais aussi des collectifs, des communautés. On ne connait pas la plupart d’entre eux, la Biennale révèle leur nom et le titre de leurs œuvres, c’est pourquoi une très grande partie des cartels mentionne ainsi « Artiste exposé pour la première fois à la Biennale ».
Une problématique, un commissaire
Les œuvres ne se limitent pas, loin de là, à la question des exilés, même si le sujet est partout. Tout d’abord en Italie qui est le point principal d’arrivée des migrants en Europe. C’est aussi la question majeure agitée par les extrêmes droites du monde et au centre des élections françaises cruciales en 2024.
Elle est mise en scène avec force par Nil Yalter « Exile Is a Hard Job », Lion d’or. Le fond du grand hall d’entrée est formé de photos et de vidéos sur les drames des exilés. Au centre, une tente symbolise le nomadisme.
La Biennale ne se définit pas comme lieu de revendications ou de luttes politiques, elle est politique sur le fond. Le commissaire Adriano Pedroso, directeur du MASP, le Musée d’Art de Sao Polo, est le premier Sud-Américain à tenir cette fonction. Il a fait de ces deux mots un parti artistique cohérent sur tout le parcours. Ayant d’autres visions du monde de l’art il a donné à l’évènement sa force grâce aux nouveaux artistes.
Le « Foreigner », l’étranger, est ici perçu dans toute son ambivalence : « Il y a des étrangers où qu’on aille, et chacun est toujours, au fond de soi, un étranger » dit-il. Cette perception vient du fond des âges, elle est liée à l’altérité.
L’artiste anglo-nigérian, Yink Shonibare, avec son « Refugee Astronaut VII » a élargi le champ symbolique de l’étranger en revêtant d’habits africains son cosmonaute portant un balluchon en maille rempli de biens de valeur pour lui. Ce réfugié dans la conquête de l’espace s’oppose aux colonisateurs qui ont conquis le monde. Avec cette œuvre marquante, l’artiste parle aussi du changement climatique à l’origine des migrations de populations. Mais avec les diverses productions de cette série de sculptures, il met l’accent sur le fait qu’il n’y a pas de voie unique pour l’homme dans ses déplacements.
Il est aussi symptomatique que l’artiste français, Ernest Pignon-Ernest, au pavillon Vuitton, s’approprie la phrase de Rimbaud « Je comme un autre ».
Les deux singularités majeures de l’approche du commissaire sont de renverser toutes les références occidentales pour fixer une modernité différente de l’Occidentale dans le Sud global et de revendiquer son appartenance queer, donc de laisser toute sa place à l’identité LGBT+ chez les artistes du monde, mais sans outrance. Dans cette vision internationale, les valeurs de l’Ouest sont questionnées par celles des continents sud-américain, africain, indien et asiatique.
Colonisation et peuples premiers
À Venise, l’art des peuples premiers est une clef d’entrée de l’altérité, avec des esthétiques faites de tissus, de tapisseries, de peintures hautes en couleurs, sur des supports de toute nature. Le passage de l’artisanat à l’art est permanent. Deux façades de pavillon l’expriment bien.
L’entrée du pavillon central, avec sa grande façade blanche de 1932, complètement transformée par un collectif amazonien, donne le ton. La fresque peinte in situ en 45 jours par cinq artistes indigènes symbolise la présence des peuples autochtones du Brésil, largement invisibilisés depuis l’époque coloniale.
Le pavillon américain est habité par les œuvres de Jeffrey Gibson qui part de sa culture Cherokee et Choctaw et réinterprète son esthétique colorée sur un mode contemporain, à l’aide de perles, de tissus peints, de sculptures et de vidéos (le mouvement des danses traditionnelles sur un rythme électro et le chant).
Là encore le langage devient essentiel, des injonctions à caractère humaniste se fondent dans les œuvres, obligent à mieux les regarder. L’artiste a bataillé pour s’approprier tout le bâtiment jusqu’à repeindre sa façade et attirer à sa culture tous ceux qui passent.
Avec Wastelands (2024), Brett Graham, né en 1967, vivant et travaillant à Auckland en Nouvelle-Zélande, transpose le langage visuel des Maoris. Cette charrette sculptée dont les bras sont ceux d’humains en imploration était traditionnellement destinée à transporter de la nourriture et des trésors. Sur le panneau central étaient sculptés des signes de richesse et de prestige dans la communauté Iwi. Ici, l’artiste l’a rempli d’anguilles qui sont à la fois de la nourriture et une référence symbolique au monde naturel chez les Tainui. Ces animaux vivaient dans les marais (swamps), mais lors de la colonisation anglaise une loi les a nommés terrains vagues (wastelands), ce qui en autorisait l’exploitation et donc les exactions contre des indigènes. Ici, les anguilles empilées ont le statut de richesses, d’or des mines. L’œuvre réclame la réparation de la colonisation des peuples premiers qui sont devenus étrangers sur leurs propres terres.
Hybridation et mythologie
Les œuvres de Rember Yahuarcani, artiste péruvien né en 1985, sont une autre forme de cette hybridation entre peinture, écriture et activisme. Appartenant au clan Aimeni de la nation Uitoto au nord de l’Amazone il mêle le narratif de la mythologie Uitoto aux techniques et traditions de l’art occidental, dans de grands paysages oniriques. Il retranscrit dans son œuvre l’immersion et dans la culture Uitoto avec ses scènes de la vie quotidienne ; il propose de voir le monde à partir d’un système différent de croyances.
Les animaux, les plantes, les esprits, les humains et autres êtres de l’Amazonie sont liés ensemble, autant de sources de sagesse, révélant d’autres formes de spiritualité. Cette œuvre est expressive d’une volonté d’échapper à la question de l’identité narrative occidentale.
Warawa Wawa, l’œuvre photographique de River Claude, né en 1997 en Bolivie, est une adaptation du « Petit Prince » de Saint-Exupéry, avec des personnes appartenant à des communautés locales, dans une mise en scène méticuleuse, performative. Pour ce roman sur la découverte de l’autre, l’artiste a offert à chaque personne photographiée de devenir actrice de tableaux vivants et joyeux, en se fondant sur les principes de libre interprétation et de dignité, accompagnés d’un peu de magie visuelle. Une étrangeté.
Les œuvres de Paula Nicho Cumez, née en 1955 au Guatemala, parlent de la culture maya sur un mode symbolique. En recherchant l’harmonie et le lien avec la nature, cette artiste exprime le point de vue d’une femme et privilégie la dimension spirituelle. Elle affirme la restauration de sa conscience indigène. Ses personnages portent les tissus et les couleurs de son monde avant son altération par la colonisation.
Être étranger dans la culture Queer
A la Biennale, le monde artistique LGBTQ+ s’affirme comme un espace où il n’est plus besoin de se battre pour conquérir une identité ; il faut la défendre. Le commissaire donne à ces artistes la même importance qu’à ceux qui s’engagent dans l’interprétation contemporaine des peuples primitifs.
Xiyadie, né en 1963 en Chine, est un père de famille, un fermier, un gay, un migrant de travail et un artiste. Il a adopté la technique des papiers découpés, pour créer des œuvres souvent immenses, en prenant comme sujet son ami, Minghui. Avec ses multiples détails, il évoque à la fois la peine, le désir, mais aussi les progrès dans la reconnaissance de son identité.
Louis Fratino, né à New York en 1993, parle de la manière dont l’intimité et la tendresse du quotidien, mais aussi la violence se donnant à voir. Il n’est plus l’autre par rapport à la culture hétéro ou aux valeurs de famille, mais il exprime le climat social queer auquel il doit faire face partout.
D’une culture à une autre
Comment devenir artiste étranger à sa culture d’origine ? Le commissaire a réuni à l’Arsenal une diaspora d’artistes italiens qui ont en commun d’avoir quitté leur pays au XXe et de peindre. Cette brillante idée se traduit dans une diversité des résultats et des influences des nouvelles cultures dont ils sont les hôtes.
Ainsi, Elda Cerrato, (1930-2023) ayant trouvé refuge en Argentine en 1940, met l’accent sur le mystère de l’être et l’immensité des espaces qui l’entourent. Sa Maternidad (1971) passe par un langage organique, avec des figures géométriques . Ce tableau réalisé au moment de la naissance de son fils est une allusion à la fertilité. Influencé par la poésie surréaliste et un savoir ancestral, il se donne à voir comme une critique à caractère spiritualiste de la domination de la violence politique en Amérique latine.
Avec « Shifting Sands : A Battle Song » Manal Al Dowayan, qui représente l’Arabie Saoudite, opère une translation dans sa propre culture alors que la place de la femme dans l‘espace public évolue. Son installation joue sur la symbolique des roses des sables, ces pierres à la forme si particulière, en recomposant d’immenses formes tendues de soie sur lesquelles elle a peint à l’encre la cacophonie des opinions des médias sur la femme saoudienne accentuant leur dépréciation. Mais au centre de l’œuvre, elle a opéré un glissement en intégrant les résultats de groupes de parole, des voix exprimant le courage et la solidarité.
Le pavillon du Vatican « Avec mes yeux » parle aussi de l’étrangère, mais ici il n’est plus question de mobilité. Cette exposition est une innovation profonde puisque ce sont les femmes en prison de longue peine qui font visiter leur lieu d’enfermement dans lequel des artistes ont déposé des œuvres avec force et délicatesse
L’installation « Les pieds, avec le cœur, portent la fatigue et le poids de la vie » de l’artiste italien Maurizio Catalan, est exposée sur la façade de l’église à côté de la prison pour femmes de l’île de la Giudecca
Si l’Arsenal et les Giardini sont deux lieux majeurs, avec leurs pavillons nationaux qui souvent reprennent le thème, le reste de la ville est truffé de palais ou des expositions d’artistes qui ont repris souvent avec intelligence un titre autant d’actualité.
Jean Deuzèmes
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