Aux Rencontres d’Arles 2023, l’Abbaye de Montmajour avait accueilli les clichés des journalistes de Libérationpour fêter les 50 ans du journal. Cela mettait ce type de document au niveau de l’art et traduisait avant tout, comme une sorte d’ADN, une confiance donnée par un journal aux journalistes.
À la BNF, la fascination tient aux micro-récits qui accompagnent les photos et que l’on retrouve dans le catalogue, à moins que ce soit le contraire. Mais elle engendre bien des questions.
Giulio Di Sturco – Anthropocosmos : une nouvelle ère. Une vision de la terre vue dans La Cité de l’espace, lieu unique de partage de l’aventure spatiale, européenne et mondiale
La Cité de l’espace est unique, elle se situe au carrefour de multiples métiers et missions. Partager les avancées spatiales et astronomiques avec le plus grand nombre, donner l’envie d’en savoir plus, susciter les vocations, être la « caisse de résonance » de la filière spatiale, témoigner de l’actualité de l’espace et de l’astronomie
Ce ne sont pas des photographes d’art qui ont parcouru la France, bien que certains soient en galerie. Chacun a pu travailler sur ce qui lui tenait à cœur. Cette radioscopie, exposée en 2024, fait peu référence à la période du COVID, hormis les drames d’isolement des étudiants, mais on y parle santé avec les déserts médicaux ou les actions des aides à domicile ; les pompes funèbres, les cimetières y ont leur place. Ces travaux sont très loin de couvrir toute une époque. Ce sont avant tout des portraits, de petits groupes, des natures mortes, des paysages, plutôt en régions que dans les métropoles. Cette radioscopie n’est pas une analyse sociologique de la France, mais une restitution, une vision très éclatée de la société, des territoires. Elle ne « couvre » pas le monde au sens des Unes de journaux (pas de manif ou de luttes, pas de salles de classes, pas de meetings ou de départ de vacances en gare, etc.) du fait même des choix successifs : le comité de sélection qui a jaugé les réponses, les projets individuels des photographes et in fine les clichés retenus exposés. Différente d’une commande d’agence ou de média fixant un cadre, une vision immédiatement mémorisable dans le flux d’informations, c’est l’expression de professionnels de l’image qui observent, avec toute leur sensibilité, des personnalités du quotidien, qui révèlent les éclats du monde présents dans ce pays.
Se dessinent ainsi les contours d’une France en clair-obscur, à la fois ouverte sur le monde et tentée par le repli, connectée et fragmentée, égalitaire et inégale, marquée par une nouvelle hiérarchie des territoires, une plus grande individualisation du travail, une économie et des paysages nouveaux, et des rapports au monde de plus en plus divergents.
Une devise au pluriel
Elle est organisée autour de la devise nationale conjuguée au pluriel - « Libertés », « Égalités », « Fraternités » - et augmentée d’un horizon de « Potentialités » en prise avec les nouveaux défis environnementaux et technologiques, rend compte des permanences et mutations de la société française.
« Libertés » : la notion de liberté est abordée selon ses multiples acceptions. Aussi la liberté de culte est-elle évoquée à travers divers reportages témoignant du déclin du catholicisme qui, s’il reste une référence culturelle importante, ne marque que très peu le quotidien des Français ; et, symétriquement, du fort élargissement de l’audience de l’islam - deuxième religion nationale -, d’un fort courant évangélique, au côté d’une mosaïque de pratiques allant des philosophies asiatiques à l’occultisme, en passant par le développement personnel. Ces évolutions répondent à un besoin de valorisation de la subjectivité.
Laurent Weyl – Série “Défier le temps. Notre-Dame de Strasbourg, 1000 ans d’Histoire qui se lisent au présent”. Sacristie de la Cathédrale de Strasbourg juste avant la messe dominicale. ©Laurent Weyl / Grande Commande Photojournalisme
Frédéric Migeon – Maires de France. Pendant la foire de Lessay, le père Louis Ikendje (à gauche), tout nouveau prêtre de la paroisse, vient de célébrer la messe des éleveurs. Il déambule dans les allées pour bénir le bétail. Dans son sillage, la maire Stéphanie Maubé a également assisté à la messe. Elle considère « faire le même métier que le prêtre : tisser du lien social. C’est important pour moi que je m’entende bien avec lui. »
La liberté d’action et de mouvement se caractérise aussi par la volonté de s’évader en voiture, de remonter le cours d’un fleuve, de prendre des chemins buissonniers. Certains photographes ont par ailleurs fait le choix de s’intéresser à la liberté entravée, qu’il s’agisse de photographier les détenus, d’exprimer les conséquences du confinement lié au Covid.
Mathias Zwick, Samedi soir à Rungis devant le Metropolis, une discothèque en bor- dure de l’A86. Dorian, Inès et Teddy font un « before » dans la voiture avant d’aller en boîte. Dorian : « Je suis carrossier, la voiture est aussi mon métier. Pour moi, la voiture représente tout : le voyage, l’oseille, la liberté ! » 26 juin 2022.
Série « Léon, Mégane et Zoé : Les Français et leurs autos »
© Mathias Zwick - Inland Stories / Grande commande photojournalisme
« Égalités », interroge les conditions de travail et ses mutations, brouillant les frontières entre espace professionnel et espace privé. Cet ensemble photographique met en avant les disparités face à l’accès à l’emploi, mais également l’accès aux services publics et à la culture.
Commentaire : Nicolas Krief – En Vertu des pouvoirs conférés. La communauté St Martin de Montligeon se consacre à l’accompagnement de croyants dans le deuil et la peine. La liturgie pratiquée est extrêmement précise, très fastueuse, et très suivie par le public présent. Le public, assez homogène ; si on excepte quelques pèlerins venus d’Afrique subsaharienne, et quelques fidèles locaux très religieux, l’assemble semble très « versaillaise ». Les messes semblent parfois rendre compte de ce que furent les sacrements religieux au XIXe siècle quand les bruits des enfants résonnaient derrière les chants et les prières. © Nicolas Krief / Grande commande photojournalisme
Les photographes ont pointé leur objectif sur les inégalités sociales dans la vieillesse, les rapports homme-femme, les marginalités. Des focus sont faits sur le périurbain ou à l’opposé les îles littorales, les territoires ultra-marins ou les zones à faible densité de population.
« Fraternités », aborde les questions de l’altérité et du vivre-ensemble. La notion de fraternité a trait d’abord à la mise en valeur d’un faisceau de traditions tout en se fédérant autour des valeurs communes de la République - des valeurs qui sont celles recherchées par les réfugiés, exilés, désireux de devenir Français et transmises par les associations qui leur viennent en aide.
La fraternité renvoie aussi à l’aide et au soin que l’on peut apporter aux autres, vulnérables, jeunes ou personnes âgées malades, fragiles. Enfin, la fraternité se lit dans le regain des rituels, fêtes de villages et lieux à même de construire du lien et une socialisation.
Jean-Michel André Série “À bout de souffle“ ? Résident des Hauts-de-France depuis 2013, Jean-Michel André s’intéresse à la patrimonialisation et à la transition environnementale menées dans le Bassin minier, et a fait le portrait portraits des enfants et petits-enfants de mineurs, habitants des cités minières, exilés aux vingt-neuf nationalités. Voltige sur le terril 101, dit Lavoir de Drocourt, situé à Hénin-Beaumont. Prise de vue réalisée avec Thibaut Jorion, sportif pratiquant les arts martiaux mixtes à Avion.
« Potentialités », met en avant les travaux de 43 photographes qui ont fait le choix de s’interroger sur ce que peuvent être aujourd’hui les marqueurs d’un « monde d’après » qui potentialisent la quête d’un nouveau modèle de société.
Olivier Laban-Mattei – Les sentinelles de la terre ou la nouvelle paysannerie en France
Dans le froid de l’hiver, en Beauce, Florent Sebban arrache des poireaux dans sa ferme de Pussay. Florent Sebban et sa femme Sylvie Guillot exploitent 3,5 ha de terres maraichères en bio. Ils vendent leur production dans les AMAP de la région. © Olivier Laban-Mattei / Grande commande photojournalisme
La question du récit
La force de cette exposition tire son origine du temps long passé par les photographes auprès des personnes cadrées et éclairées comme des photos d’art.
Jérôme Bonnet, Série « Visage d’une jeunesse en quête d’avenir », Portrait de Noam dans l’escalier du lycée Paul-Valéry à Paris. © Jérôme Bonnet – Modds / Grande commande photojournalisme
Lys Arango, Dans le creux, Morgane Dayma, 19 ans, est étudiante en sociologie à Paris. Elle fait la queue pour recevoir un panier alimentaire distribué par l’association Linkee. Elle est également bénévole au sein de cette association qui distribue gratuitement de la nourriture à Paris et en banlieue parisienne plusieurs fois par semaine. © Lys Arango / Grande commande photojournalisme
À la BnF, le labyrinthe d’images apparait comme un assemblage d’une part de formes narratives, des textes de vie en quelques lignes plus forts que des cartels, et d’autre part d’essais photographiques. Définis comme « des situations atemporelles et universelles-le travail, l’enfance, l’amour-si tant est possible » selon A Rothstein, Photojournalism (1961), ces clichés ne relèvent plus de la photographie humaniste. Cette dernière s’appuyait sur un vaste récit collectif partagé politiquement et idéologiquement dans les années 50-60. Désormais l’horizon commun a disparu, et les photographes essayent de mettre en partage l’intime, de révéler des parcours singuliers fondés sur les affirmations de sens propres à chacun. La conquête des identités, le débat sur les genres, le désir de sortir des nouvelles conditions de précarité, la multiplicité des initiatives de solidarité en sont quelques expressions.
Tel est le grand enjeu de l’exposition, mais aussi de la société : est-il possible de faire du collectif à partir des clichés d’individus dont les prises de vue cherchent à révéler les valeurs ?
On pourrait se dire que « Dans le regard des photographes de la France de 2021 se dessine une France post-Covid plutôt chatoyante, fêtarde, inclusive, queer, férue de loisirs et de musique. Avec des jeunes qui font la fête comme des fous et des seniors qui fréquentent les thés dansants pour draguer. La pandémie, les masques, les vaccins, semblent déjà loin. » Libération (6-04-24).
Trop simple, car le plus important est esquissé dans les « Potentialités » où sont documentés des essais de passage à une autre société : l’urgence climatique et la préservation de la biodiversité, l’adoption d’autres modes de vie, l’intérêt pour la maitrise de nouvelles technologies.
Bertrand Stofleth, Plage de l’Horizon, Lège-Cap-Ferret (Gironde), juillet 2022. Ces bunkers du mur de l’Atlantique construits en 1943, effondrés et partiellement submergés, témoignent du recul du trait de côte Série « Atlantides »
© Bertrand Stofleth / Grande commande photojournalisme
Alors les récits se font contes ou chroniques afin de déjouer des approches démagogiques et d’intégrer les humains à un monde à faire advenir. On a lu de grandes analyses sur la France d’archipel ou périphérique, mais elles ont négligé les racines territoriales ou sociétales sur lesquelles se sont construits nos idéaux. « La France sous NOS yeux » nous en indique certaines. Lorsque Bruno Latour écrivait en 2017 « Où atterrir ? », il plaidait pour la construction d’un grand récit.
Jean Deuzèmes
Messages
1. La France sous leurs yeux, 29 mai, 11:26, par Jean Verrier
Comme pour le compte rendu de l’exposition "Annie Ernaux et la photographie", et de bien d’autres expositions, celui-ci offre un fascinant et très riche redoublement de points de vue. Pour les personnes qui comme moi ne peuvent pas, et ne pourrons pas, "aller voir sur place" et comparer le regard de Jean Deuzèmes et le leur, c’est une ex-position à soi seul, un "re-portage". La richesse du commentaire, du récit, fait de Jean Deuzèmes un co-auteur de l’exposition, une forme aussi en quelque sorte de co-missaire. Et "La France" devient un point de fuite, quelque part à l’infini.