Les courts extraits choisis par la commissaire ont fait sens pour l’autrice et ont été exposés à côté de 250 clichés au cartel réduit au strict minimum (nom, titre, date) d’une trentaine d’artistes des collections de la MEP selon un modèle différent de bien d’autres expositions.
Dès la première salle, une question s’affiche : « Qu’est-ce que je cherche à toute force dans la réalité ? Le sens ? » (Panneau d’entrée)
• Annie Ernaux n’est pas intéressée par l’activité de critique. Trouve-t-elle une autre manière de se dévoiler ?
• Qui dit exposition, dit choix des œuvres et par qui ? Ici, le choix tant des textes d’Annie Ernaux que des clichés du fond de la MEP a été réalisé par une autre écrivaine Lou Stoppard, lors d’une résidence de recherche curatoriale en 2022. Dans ce contexte, de quoi parle la commissaire, de l’autrice, des photos ? Qu’est-ce que l’exposition apporte au livre ou aux clichés ?
• Avec ou sans cartel ? Le débat sur la muséographie des expositions a ressurgi à l’occasion de celle de Bijoy Jain, « le souffle de l’architecte » >>>, qui se tient au même moment à la Fondation Cartier [2]. Ici, on commence par hésiter, car les cartels sont réduits au strict minimum alors que les textes de l’autrice sont exposés tels les clichés sont d’une autre nature. Ce n’est plus un vis-à-vis, mais un côte-à-côte très singulier.
Annie Ernaux « s’intéresse depuis longtemps à la photographie et des références à des photos d’enfance apparaissent dans son travail. Dans « Journal du dehors », elle évoque la tentative d’écrire comme si elle faisait des images. La MEP rend hommage à la vision de l’artiste en affichant ses écrits sur les murs comme des tirages photographiques. » (Présentation du site).
Deux photos touchent particulièrement Annie Ernaux (entretien à Libé, 1er mars 2024) :
« Celle de Janine Niépce qui représente une femme avec un enfant qui lui met le doigt sur la bouche en 1965. Elle regarde ailleurs. A l’extérieur, c’est une barre d’immeuble et en bas, des voitures. On a l’impression qu’elle regarde sa vie. C’est à la fois une image d’amour, de tendresse, mais en même temps de possession, car l’enfant possède vraiment sa mère. Elle n’est pas « piégée » mais c’est aussi une image d’enfermement. »
« C’est le métro de Hiro à Tokyo. Chaque fenêtre du wagon est une sorte de photo à l’intérieur d’une grande photo. Ça m’a suggéré tout ce que j’ai pu lire sur les trains qui partent en 42 vers les camps. C’est très rare aussi que, dans les photos non posées, on vous regarde. L’enfant si sérieux, les mains collées sur la vitre… On a l’impression que c’est un train fou avec l’humanité entière… »
L’exposition est à choix multiples. Les courts textes du Prix Nobel de Littérature sont extraits d’un choix spécifique, « Journal du dehors » (1993) ; mais il aurait été possible de se saisir d’autres textes tels que « La vie extérieure : 1993-1999 » (2000) ou même « Regarde les lumières mon amour » (2014), qui sont des textes de fragments avec une intention.
In fine, les deux arts cheminent l’un avec l’autre et soulèvent des vagues d’émotions conniventes alors que les univers sont différents. La retranscription de scènes de vie quotidienne dans les rues, les trains, les magasins entre Cergy-Pontoise et Paris de 1985 et 1992 de l’une côtoie les regards photographiques entre 1940 et 2010, en France et bien ailleurs, des autres. Avec deux tels corpus, un livre, par morceaux brefs, et une réserve de clichés, l’intelligence de l’appariement est fondamentale et fait l’unité de l’exposition.
Les photos sont des écritures visuelles du réel qui, elles, ne passent pas par le langage faute de mots. Ainsi, Henry Wesssel, photographe américain exposé à la MEP en 2019 disait « Il faut prendre une photographie lorsque les mots vous manquent pour décrire une expérience. »
Les clichés étant des morceaux d’émotion à partir de situations différentes, l’autrice peut préciser sa posture : « Je cherche à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme. » Le sens en découle alors selon : « nos rituels quotidiens de déplacement et de consommation, notre performance de classe et de genre qui hiérarchise la société, mais aussi les sentiments de peur et de solitude que peuvent provoquer nos villes modernes. » Des événements ordinaires observés dans la ville, en apparence insignifiants, renvoient à des inégalités et à des stéréotypes sociaux plus larges et tiennent donc plutôt de la sociologie ou de l’ethnographie portées par une expression littéraire serrée, sans fioritures.
Les textes ne sont pas illustratifs, mais ils relèvent de l’esprit de la street photography (lire Voir et Dire >>>) où les approches de la ville et de la société vont de l’analyse sociale à la chorégraphie des corps et des objets.
Cette convocation du réel même désagréable est loin du roman. Les noms choisis pour les chapitres visuels en attestent : Affrontement, Intérieur/extérieur, Confrontations, Traversées, Lieux de rencontres, Faire société. À chaque visiteur est laissé le soin de partager ou non un tel classement en écho à sa propre sensibilité.
Une exposition comme descente littéraire et photographique dans une vision souvent sombre de la ville et de la modernité, « Extérieurs » est traversé par le tragique.
« Toutes les images disparaîtront », ainsi commence d’ailleurs son livre « Les Années » (2008)
Jean Deuzèmes