Mohamed Bourouissa est né à Blida en Algérie en 1978, venu à 5 ans en France avec sa mère, sans maitriser la langue. L’école publique et le dessin ont été ses soupapes, diplômé de l’École des Arts décoratifs il a été admis au Studio national d’art contemporaine du Fresnoy, où ses talents de vidéaste ont été reconnus. Il vit et travaille à Gennevilliers où il est impliqué localement. Le monde dont il se soucie s’ancre dans le social, le réel et ses marges, autrement que par la politique ou la sociologie.
« Ce qui m’intéresse, c’est comment, dans une forme de tragédie humaine qui est latente, d’un coup tu échappes à une condition sociale, parce que tu la révèles par un protocole [d’artiste] que tu mets en place. »
Après avoir considéré les institutions qui rassemblent ses œuvres comme simples lieux d’exposition, il les perçoit comme des espaces d’expérimentation, en s’intégrant à l’architecture des lieux. Pour le Palais de Tokyo, il a imaginé un album avec des écrans qui, à la façon d’une playlist, diffusent ses vidéos partout. Hyperactif et hypersensible, sa volonté de vigilance va de pair avec celle d’apaisement, les questions de santé mentale avec la nature. Ses résidences associent tous ceux qu’il a rencontrés, jusqu’à faire des œuvres sur et avec eux, comme son horse day à Fletcher Street (Philadelphie) où se trouve une communauté de cow-boys noirs.
Mohamed Bourouissa porte une attention extrême aux autres, ses univers personnels se traversent comme un jardin, tel celui reconstitué au Palais de Tokyo, inspiré par celui que Bourlem Mohamed a reconstruit, après 40 ans passés à l’hôpital psychiatrique de Blida. C’est aussi dans cette ville où l’artiste est né, que le médecin Frantz Fanon (1925-1961) a développé ses thèses sur l’aliénation mentale au cœur des dominations coloniales, avant de devenir le grand théoricien des luttes de libération.
L’artiste parcourt le monde, il est toujours en alerte et agit par ses formes et esthétiques, par ses références intimes et collectives ; il puise aux racines de l’amertume, mais est soucieux du soin. « C’est un artiste très français, qui montre qu’on peut percevoir autrement la société, d’une façon qui élève, et non pas engoncée dans l’angoisse », insiste Kamel Mennour.
« Comme tous les artistes, je cherche une forme de poésie là-dedans, qui est parfois violente, c’est sûr », affirme pour sa part Mohamed Bourouissa.
Il y a de l’espoir dans la manière dont il aborde les complexités (voir entretien à l’occasion de l’exposition) : l’enfermement des corps et des pensées, la représentation des identités, la détermination et le contrôle des langages. C’est ainsi que l’on parcourt une étrange muséographie s’ouvrant sur des pots de mimosa correspondant au désir de l’artiste de traduire les vibrations électriques de cette plante méditerranéenne en musique diffusée dans tout le parcours.
Cet univers de pots est ancré dans la société, car il laisse entrevoir, accrochées aux murs, ses belles et intrigantes photos : une jambe anonyme en basket, mais avec son bracelet électronique ,ou encore une influenceuse dans son univers du quotidien, avec son portable, une Narcisse du monde marchand, là où se niche de fait la violence.
« Généalogie de la violence » est l’une des œuvres principales de cette exposition.
Ce film (2024) parle de la dépossession du corps, de la domination, explorant les différentes sensations impalpables et intérieures qui nous traversent dans des situations précises. Il prend pour point de départ une arrestation par la police, pour un « banal » contrôle d’identité dans une banlieue générique.
Un couple qui n’a qu’une voiture comme espace d’échanges où il se raconte et évoque un avenir possible, un couple interrompu par deux policiers. « Quand on est arrêté puis palpé, on n’est plus vraiment sujet, on devient une sorte d’objet dangereux. […] Tenter de produire des images là où il est parfois impossible de mettre des mots. Il est difficile d’exprimer certaines sensations, notamment l’humiliation et la dépossession de soi. Il y a aussi ici une question sur le masculin, la masculinité, les rapports de force et de domination. »
Ce film d’une très grande qualité technique utilise des effets spéciaux pour partager le ressentiment de celui qui est dépossédé de son corps, pour parler de la ville avec de la photogrammétrie, dématérialiser l’espace et les êtres. Cette composition, qui tient en haleine, n’est pas un simple documentaire sur la violence, celle des réseaux sociaux et de la saisie d’images devenues virales. Avec cette œuvre, « on entre dans une constellation d’émotions, de sensations ».
Sensation est l’expression clef : « Je n’ai pas envie de tout traduire en mots, d’expliquer tout ce que je fais. » D’où le titre de l’exposition « Signal », ce qui synthétise la place de l’artiste.
La dernière image du film est d’une grande puissance. La jeune fille regarde en souriant son ami, qui se retrouve en lui-même, avec cette question « Ça va ? »
Deux simples mots pour généraliser la présence du tiers et du langage, qui brisent le silence étouffant et redonnent son humanité à celui qui l’avait perdue dans cet écrasement par le représentant de l’institution policière.
Parmi les autres vidéos citons :
• « Temps Mort avec AL », la vidéo qui l’a fait connaître en 2009, la lumière intime du quotidien d’un corps emprisonné, sur fond d’échanges de texto, une vidéo sur le langage.
• « Nasser » (2015) où l’interlocuteur lit à voix haute le procès-verbal de son jugement, en reprenant des mots qui le dépassent, où l’on entend sa respiration : « la collision d’un langage du droit et d’un langage marqué par des traumatismes ».
L’artiste parcourt le monde, toujours en alerte, agissant par ses formes et esthétiques, par ses références intimes et collectives ; il puise aux racines de l’amertume, mais est soucieux du soin. « C’est un artiste très français, qui montre qu’on peut percevoir autrement la société, d’une façon qui élève, et non pas engoncée dans l’angoisse », insiste encore Kamel Mennour.
Jean Deuzèmes