Texte
Quelques jalons
L’exposition s’ouvre sur des scènes intimistes et des paysages urbains – telles les scènes du métro new-yorkais –, qui dominent dans les années 1930, avant de céder la place à un répertoire inspiré des mythes antiques et du surréalisme. Il y exprime, pendant la guerre, la dimension tragique de la condition humaine et cherche à construire un langage universel en réponse à la barbarie.
À partir de 1946, Rothko opère un tournant décisif vers l’abstraction dont la première phase est celle des Multiformes, où des masses chromatiques en suspension tendent à s’équilibrer.
Progressivement, leur nombre diminue et l’organisation spatiale de sa peinture évolue rapidement vers ses œuvres dites « classiques ». Dans les années 1950 il « fait du Rothko », entendons qu’il construit une abstraction immédiatement reconnaissable avec ses deux ou trois formes rectangulaires flottantes qui vibrent dans la couleur.
La question de l’intériorité devient centrale lorsque Mark Rothko délaisse la figuration estimant avoir échoué à représenter la figure humaine sans la mutiler, Christophe Rothko dans l’ouvrage sur son père précisément titré : L’intériorité à l’œuvre (Ed Hazan. 2023 parle de la permanence de l’artiste à évoquer la condition humaine : « Les œuvres sont insaisissables et pourtant profondément vraies, lorsque nous sommes capables de ressentir ce qu’elles disent. Mais ce sentiment peut être fugace. »
L’intériorité : un lieu du partage
Le terme intériorité est utilisé pour parler des œuvres de certains artistes, comme le Danois Vilheim Hammershoi qui ne peint que des intérieurs mystérieux de maisons et des personnes seules de dos, et surtout Pierre Soulages.
« Devant un Outrenoir, qu’est-ce qu’on voit ? Il y a de la lumière réfléchie par le noir, donc déjà modifiée, transformée. Si elle était réfléchie par du vert, du bleu ou par un miroir, ce ne serait pas la même. On voit de la lumière qui provient du tableau vers celui qui regarde : ça, c’est ce qui se passe dans ma peinture, c’est le côté optique[ … ]. Si la lumière change de place, ce n’est plus la même peinture que l’on voit ; et si le regardeur bouge, ce n’est pas tout à fait la même chose qu’il voit. C’est une organisation, certes, qui reste la même, mais qui s’efface ou qui apparaît plus évidente, c’est tout un ensemble de choses qui change, tandis que dans une peinture traditionnelle, il y a un point de vue. Dans mon cas, l’intériorité ne précède pas l’acte de peindre. Elle vient pendant. » (L’intériorité dans la peinture. Entretiens avec Pierre Soulages par Anne-Camille Charliat, 2019. Ed Les sept collines)
C’est bien cette acception qu’il faut utiliser pour aborder Mark Rothko, qui se lie d’amitié avec Pierre Soulages à partir de 1957, car, pour l’un et l’autre, la lumière est la révélation, alors qu’elle est le vrai sujet chez Hammershoi.
« Mon père n’était pas religieux, mais il parlait de la peinture comme d’une expérience religieuse », souligne-t-il.
Le débat sur l’expérience de l’intériorité se pose en ces termes : stabilité et retrait, prière et accès à Dieu / fugacité d’une émotion et accès à une vision de l’humanité en y mêlant le soi.
Un point fait converger les deux expériences : la lumière, symbolique et réelle.
« La couleur n’est pas ce qui m’intéresse, ce que je recherche c’est la lumière. » (Time, 20 février 1956, p.75)
Chez Rothko, l’intériorité est son espace, elle n’est pas dissociable de l’émotion et de la sensualité engendrée par l’organisation des masses colorées.
“Ce serait bien si l’on pouvait installer dans tout le pays de petits espaces, des sortes de petites chapelles où le voyageur, le vagabond pourrait venir méditer pendant une heure une unique peinture accrochée dans une modeste salle…” (Carolyn Carlson , Dialogue avec Rothko, 2020)
L’abstraction chez Rothko : le mystère, l’émotion, la lumière
Mark Rothko (1903-1970) est un juif séculier, quatrième enfant d’une famille juive libérale, il est le seul à recevoir une éducation religieuse à Dvinsk (actuelle Lettonie), mais il n’a plus fréquenté la synagogue dès 12 ans, après la mort de son père, ayant récité durant un an le Kaddish selon la tradition.
En dehors de Getsemane, 1944, faisant partie de ses tableaux mythologiques et symbolisant une peur primitive, son œuvre ne mentionne jamais par ses titres la culture juive.
La désignation des tableaux par des couleurs et leur juxtaposition sur les murs auraient plutôt à voir avec une spiritualité de vitraux. Il n’y a pas de référence à la Shoah mais son ombre plane comme dans la « Rohtko Room » de la Tate reconstituée, avec les neuf Seagram Murals, très sombres, dont les grands traits peuvent être perçus comme des références à l’alphabet hébraïque.
Cette intériorité correspond à une éthique spécifique, l’artiste ne cessera de vouloir réparer le monde, le tikkun olam selon la tradition juive. Il s’agit de sa bonne action, la mitsva, le sens de la mission : exprimer la fonction symbolique de l’art ancrée en lui.
L’artiste était un intellectuel, exigeant, progressiste, familier de la lutte des droits civiques, mais il n’a pas utilisé son œuvre dans une visée militante. Son travail permanent dans un atelier où personne n’entrait est fondamental dans ce mécanisme de l’intériorité.
L’étude des mythes étant fondamentale chez lui, il ressort de son œuvre une gravité et un sens du tragique.
« À ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire […]que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface. » (FLV, Le journal N°16, 2023-2024)
Cette affirmation se traduit dans l’examen de sa palette, des multiples couches, et des traces courtes de sa brosse.
La dimension spirituelle et méditative dont il avait fait l’expérience dans sa jeunesse se retrouve dans la couleur et la vibration de ses tableaux. Il était redevable dans sa technique des peintres italiens comme Giotto, Piero della Francesca, ou encore Fra Angelico, mais aussi implicitement dans l’inspiration et la spiritualité. Et pourtant c’est une autre finalité qu’il recherchait :
« Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales -Tragédie, extase, mort et j’en passe- et le fait que beaucoup de gens s’effondrent et fondent en larmes lorsqu’ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. » (Mark Rothko, Écrits sur l’art, 1934-1969, p.190)
Mais il n’y a aucune automaticité dans l’effet de ses œuvres, comme il le disait lui-même :
« À moins d’entreprendre le voyage, le spectateur passe réellement à côté de l’expérience essentielle du tableau. » (Mark Rothko, La réalité de l’artiste, 2004)
Les tableaux ne peuvent être vus que dans un face à face, la photo n’est pas suffisante.
L’affiche de l’exposition avec le tableau rouge est une information qui attire l’œil dans l’espace public, mais ne plonge pas dans la méditation, à la différence de l’original. Mark Rothko voulait créer les conditions d’une expérience chez le spectateur.
Dans ce mystère, que l’on ne peut aborder qu’individuellement, les conditions dans lesquelles on les voit jouent beaucoup : accrochage à hauteur d’yeux à 45cm, avec une lumière faible, de la distance entre les toiles sans cadre, sur un fond blanc cassé spécifique.
Rothko concevait des installations avec des bancs pour offrir des moments de méditation comme dans la reconstitution de la « Rothko Room » de la Phillips Collection, avec entre autres « Green and Tangerine on Red » de 1956. Ses deux rectangles distincts, émergeant de la surface picturale, sans geste visible sur la toile, avec son effet de sfumato et ses bords doux, procurent une impression d’immersion et évoque nos émotions contradictoires comme le disait Rothko.
Sa peinture sans image, exprimant la lumière de la couleur est conçue avec un nombre limité de rectangles dans des formats différents, sans dérouter ni fatiguer le visiteur, qui peut alors se concentrer sur les effets de bords, les contrastes, la montée des plans ou leur mise en retrait, et se laisser dériver dans ses propres pensées.
Le point d’orgue est la chapelle de Houston, commandée par les époux Du Ménil mais qu’il ne verra pas aboutie, une pièce fermée sans autel, destinée à favoriser le dialogue interreligieux, les droits humains et les arts. Là encore, pas d’automaticité comme Christophe Rothko le remarque :
« Certains rentrent et ressortent aussitôt en demandant où sont les Rothko. Ils ne sont pas prêts au voyage intérieur, à sonder leur destin, leur foi ou l’absence de foi. » (Le Monde 17-11-2023)
Un rectangle noir en haut d’une toile ne produit pas le même effet que s’il se trouve en bas. Les noirs ne le sont pas, ce sont des superpositions de brun ou de violet comme dans la chapelle de Houston ou encore la salle « Black and Gray » dont les tableaux sévères et minimalistes auraient dû dialoguer avec les statues de Giacometti dans le nouveau bâtiment parisien de l’UNESCO.
« Cette fameuse émotion donne accès à quelque chose de l’ordre de la transcendance. Parce que, comme il dit, il peint les émotions humaines fondamentales, la tragédie, la mort, l’extase. C’est universel, intemporel. Cette œuvre vous met face à vous-même. Je pense que l’on ne peut pas y échapper. D’abord parce qu’elle a quelque chose de très sensuel, jouissif, une séduction qui rend captif. Dans laquelle, il le revendique, il a mis le maximum de violence. On le perçoit très vite. Cela a à voir avec la condition humaine, ce drame qu’est la conscience que nous avons d’être mortels. » (Suzanne Pagé, cocommissaire, Le Monde 20 octobre 2023)
Chez Rothko, c’est la présence silencieuse de la lumière provenant de la toile et l’émotion qui favorisent l’intériorité.
Jean Deuzèmes