Gaetano Pesce. Double Heart
2022, Fibre de verre, résine, métal, béton, lampes, 200x490 cm
Galerie Champ Lacombe
Une symbolique immédiatement accessible
Paris+ par Art Basel se déploie principalement dans le grand Palais éphémère, mais aussi dans des espaces publics, comme le Jardin des Tuileries, où les découvertes sont étonnantes du fait de l’environnement. Ainsi Gaetano Pesce, figure majeure du design, né en 1939 et qui produit toujours, s’est inspiré d’une lampe conçue en 1969 pour créer en 2022, ce double cœur monumental. Cette forme réapparait régulièrement dans ses dessins et témoigne d’un humanisme contemporain affirmant que notre époque ne peut renoncer à cette part de joie émanant des objets et des êtres humains. En installant ces cœurs percés sur un lieu de promenade fréquenté en famille, il fait œuvre de poésie, mais aussi suggère l’incertitude dans la trajectoire des couples.
Hans Josephson, Untitled
2005, bronze, 69 x 225 x 72
Galerie Skarstedt, Max Hetzler
La matière et la vie
Hans Josephson (1920-2012) a consacré son art à l’étude de l’humanité. Non seulement dans des portraits, mais aussi dans des figures imposantes où corps et visages fusionnent, en brouillant les limites entre figuration et abstraction. Cette figure allongée ne prend pas les poses classiques, la surface est dynamique. Est-ce la matière brute qui s’anime et prend vie ou l’humain qui devient matière ?
Sarkis, Pluie arc-en-ciel (avant)
2022, Vitrail plomb, 55x42x 6 cm
Galerie Nathalie Obadia
Le ciel sous les doigts
Né en 1938 à Istanbul, Sarkis, qui travaille en France depuis 1964, a remporté le Prix de Peinture à la Biennale de Paris en 1967. Il a fait de nombreuses installations mêlant des échelles de temps très différentes, inventant des œuvres poétiques et polysémiques. Il a été aussi invité à faire des vitraux pour l’abbaye de Silvacane et du prieuré de Saint-Jean-du-Grais. Ici, il utilise le même principe de la superposition de verres sur lesquels il dépose des gouttes de couleur ou des traces de doigt. La lumière est subtile et chaleureuse, et reprend les impressions d’arc-en-ciel où les couleurs se fondent. Avec ce petit vitrail destiné à un univers domestique, il anticipe un morceau d’arc-en-ciel, en recueille les gouttes avant de les rassembler dans une forme carrée. Une œuvre sensible et intime, une sorte de paysage empruntant aux codes du religieux.
Mark Rothko, Olive Over Red
1956, 2,36 x 1,46 m
Galerie PACE
Une expérience spirituelle est-elle possible ?
Voir un Rothko, c’est faire une expérience de l’ordre du spirituel. Mais dans une foire, les conditions sont particulières. Le tableau impressionnant par sa taille et sa valeur exceptionnelle (38 millions €), surveillé en permanence par un vigile, était arrivé de New York in extremis, dans l’espace réservé par la deuxième galerie mondiale PACE
Côté accrochage, « Olive Over Red » respectait les normes édictées par l’artiste (1903-1970) : sans cadre, à hauteur des yeux (placés à 50 cm de la toile), afin d’entrer dans la contemplation non pas de la couleur, mais de la lumière émanant des grandes masses peintes par superpositions fines. Sans nul doute, il y avait de l’envoûtement visuel à observer la vibration des teintes d’une œuvre datant de 1956, plus sereine que les tableaux particulièrement sombres de l’artiste avant son suicide.
Suzanne Pagé, la directrice artistique de la Fondation Vuitton, parle de son universalité : « Pour moi, c’est un artiste que chacun, tout le monde, partout devrait pouvoir aborder. Je ne sais pas expliquer pourquoi. Cette fameuse émotion donne accès à quelque chose de la transcendance. […] C’est universel, intemporel. Cette œuvre vous met en face de vous-même. Je pense qu’on ne peut pas y échapper. »
Mais cette expérience individuelle que procurent des Rothko, quand ils sont en série ou dégagés d’autres œuvres, perçus dans le silence, était incomplète à Paris+. Alors que dans les grandes expositions, où il y a foule, se produit un recueillement palpable, dans une foire au niveau sonore désagréable, le tableau isolé, hors normes et d’une telle valeur, rappelait l’atmosphère de La Joconde au Louvre.
Étienne Chambaud. Uncreature
2023, ensemble de panneaux de bois recouverts de feuilles d’or
Dimension variable (de 33 à 53 x de 27 à 42 cm)
Galerie Esther Schipper
Iconoclasme ?
On peut être surpris face à l’œuvre de cet artiste né en 1980, exposé dans de nombreuses grandes institutions, et notamment à la Dogana-Fondation François Pinault à Venise, en 2023 pour une sublime exposition « Les Icônes ». On pourrait dénoncer un geste destructeur. Or Étienne Chambaud ne fait que montrer autrement des icônes, ces œuvres étant avant tout des excès de l’image sur elle-même, mobilisant tous les sens. En effet, l’artiste les choisit, les achète neuves ou détériorées puis les recouvre de feuilles d’or, en ne laissant voir que certains détails des corps ou des visages, yeux, bouches, mains. L’or étant le matériau symbolisant l’immatériel et l’inaltérable, l’artiste tente une redéfinition de l’œuvre d’art religieuse, qui est saisissement du regard et support visible pour accéder à l’invisible.
« Ce qui m’intéresse dans ce procédé c’est que les icônes sont toujours une question de la présence. Ce sont des images, c’est-à-dire qu’elles représentent quelque chose qui n’est pas là, mais ce sont aussi des images qui incarnent la présence réelle de ce qu’elles représentent. » (voir site de la Fondation Pinault)
Et l’on est saisi effectivement par une telle œuvre. En fait sa pratique n’est pas très éloignée d’une pratique des peintres d’icônes consistant à produire des oklads pour les peintures sur bois, c’est-à-dire de beaux systèmes de protection ou de décoration en laiton ou en argent repoussé, laissant voir les yeux de la Vierge ou de l’enfant et leurs mains. La technique inverse le rapport avec le spectateur. Traditionnellement devant une icône, la personne priante est invitée à porter son regard sur l’au-delà, l’œuvre visible révélant l’invisible. Dans « Uncreature », la bouche et les yeux isolés du reste parlent et regardent le spectateur et, au-delà de l’esthétique si particulière, sont des ouvertures au retour sur soi. La technique utilisée est si fine qu’elle laisse passer les irrégularités des croûtes de peinture exprimant le temps.
Dans une courte vidéo, l’artiste détaille son acte de création.
Ce rapport entre les mondes visible et invisible a été abordé de multiples manières par les artistes contemporains. La vidéo passionnante, autour d’une discussion entre Emma Lavigne, Bruno Racine et Marie-José Monzain lors de l’exposition de Venise en témoigne.
« Le terme d’icône est un geste opératoire qui n’a pas fini de fleurir dans l’art. » (Marie-José Monzain)
Roger Edgar Gillet, Apôtre
1996, acrylique
83x67 cm
Galerie Nathalie Obadia
Déborder le religieux
Ce peintre (1924-2004) n’a pas été reconnu de son vivant parce qu’il se trouvait à contre-courant, mais depuis quelques années ses œuvres retrouvent un public, comme l’atteste la grande exposition qui lui a été consacrée en 2023 à Eymoutiers, dans l’espace Paul Rebeyrolle, un artiste radical et intransigeant qui était aussi son ami. Apprécié dans les années 60 pour ses compositions abstraites alors que l’abstraction s’imposait, Gillet s’en éloigne pour la figuration des êtres et des choses, de façon rugueuse et non joyeuse ou colorée. Saisissant des motifs contemporains, il les maltraite.
Il investit aussi le champ religieux, comme sa puissante « Mise au tombeau » (1969) aux personnages dévastés par la douleur alors que ces thématiques sont marginalisées.
Si aujourd’hui les artistes traversent toutes les formes d’art, lui est resté fidèle à la peinture dans sa matérialité, dans l’épaisseur de ses huiles, et se retrouve dans Goya, Daumier et Ensor, avec des tons sombres, des visages déformés ou à peine évoqués, souvent tragiques. Il a aussi aimé représenter les gens de théâtre pour leur fragilité. Ce portrait désigné comme celui d’un apôtre n’en précise pas l’identité et reflète ses exigences artistiques, si proches de valeurs spirituelles ; il retient immédiatement l’attention. Il possède une densité d’universalité, l’artiste parlant aussi de tous ceux qui se vouent à la défense d’une cause, en particulier en art [1]. Ici, le personnage contemporain par sa silhouette affirme sa présence en regardant le visiteur avec empathie, un appel au silence et à l’intimité de soi.
Sanya Kantarovsky, Night Prayer
2023, 80 x 60 cm,
Galerie Capitain Petzel Berlin
Expressionnisme aujourd’hui
Né à Moscou en 1982, vivant et travaillant à New York, Sanya Kantarovsky est parti faire ses études d’art en Californie. À la fois dessinateur, sculpteur et vidéaste, il relie sa pratique de la peinture au concept de l’avant-garde russe du début du XXe siècle, l’ostranenija, ou "rendre étrange", qui, comme il l’explique, était l’idée que l’art devait défamiliariser quelque chose et vous donner l’impression que vous la regardiez pour la première fois. Les sujets peints souvent en à-plat peuvent être inquiétants et traversés d’humour noir. Ses saynètes de vie familiale quotidienne reprennent aussi des formes de peintures religieuses (pietà, mise en tombeau) et évoquent le sentiment de monologue intérieur. Dans ce tableau, au titre explicite, le personnage à la tête disproportionnée, cadrée en contre-plongée sur le mode de l’expressionnisme, exprime une douleur intérieure, une prière personnelle, telle qu’on l’entend dans la première partie de nombreux psaumes. La lune est plus qu’une marque de la nuit ; seule sur le fond gris elle est témoin et signe de ce qui est plus haut que le personnage.
Lucie Picandet, Les Incarnatrices (2)
2023, 145 x 114 cm,
Galerie Georges Philippe et Nathalie Vallois
Partir de la composition textuelle et exprimer joyeusement la création
Cet étrange tableau grand format tranche avec les œuvres précédentes au vocabulaire religieux explicite.
Les Incarnatrices sont des titres antithétiques des plantes carnivores. Elles ne font pas disparaitre la vie, mais en sont à l’origine et en livrent les détails. Un ciel rouge, séparé de l’eau primordiale, invite à relire La Genèse et notamment les deuxième et troisième jours (Gn 1 6-13) : la séparation du ciel et de la terre, la création des plantes. Le végétal est peint ici après des recherches qui sont ensuite passées dans le moule de son imagination. Il s’en dégage une évidente force créatrice initiale.
Née en 1982, vivant et travaillant à Fontainebleau, Lucie Picandet est lauréate de nombreux prix et se singularise par sa formation et son processus créatif. En parallèle de son cursus aux Beaux-Arts de Paris, elle suit également des études de philosophie, théologie et esthétique. Ses œuvres mêlent des techniques très diverses, de la broderie à l’aquarelle, de l’écriture à la peinture. À l’image de ce tableau, sa création révèle un univers complexe, poétique, voire surréaliste. Les toiles sont souvent précédées de textes qui ne les décrivent pas, mais les installent dans un cadre de pensée.
La galerie Vallois, lors d’une précédente exposition, présentait avec justesse son travail : « Lucie Picandet démontre qu’il nous est encore possible […] d’unifier une mécanique céleste universelle où le bacille aurait tout autant d’importance que la plus grande des planètes, chacun d’eux participant à l’équilibre général. Elle fait le lien vital et vertigineux entre l’univers et son monde intérieur, passant d’une échelle cosmique à l’infiniment petit, […] Des moments de peinture où l’être biologique rejoint l’esprit. »
Maha Malluh. Food for Thought « Nur wa Thululmat”
2023,891 cassettes audio dans 9 plateaux de bois.
Galerie Selma Feriani,
Le poids du religieux dans la vie quotidienne. Une critique feutrée
La nourriture étant un des grands moments de sociabilité, particulièrement pour les femmes en Arabie Saoudite, l’artiste saoudienne a disposé sur des plateaux anciens en bois destinés au pain et aux gâteaux, des cassettes audios de sermons religieux prêchant une interprétation rigide de l’islam et constituant le fond sonore des réunions sans qu’on accorde une grande attention à ces discours de prédicateurs. L’ensemble est composé en un carroyage de mots exprimant les concepts islamiques.
Avec le titre « Matière à réflexion [2] », et le sous-titre « obscurité et lumière [3] », l’artiste donne à son geste un radicalisme acceptable et met le religieux à distance, grâce à des références familières, la nourriture et la parole enregistrée.
Née en 1959, vivant et travaillant à Riyad, Maha Malluh a fait ses études en Californie. Sa pratique artistique met en scène différentes composantes de la société saoudienne dont elle utilise les symboles dans des installations et photographies, en pointant les conflits entre tradition et modernité.
Site de l’artiste http://www.mahamalluh.com/