C’est en crayonnant mécaniquement des catalogues, notamment sur la Pietà de la Basilique Saint-Pierre de Rome et de la statuaire, qu’il a retrouvé goût au dessin non pas en rupture, mais en prolongement de son art.
La quinzaine d’œuvres exposées, que l’on pourrait qualifier de métamorphoses, partent d’une photo en noir et blanc prises par Serrano lui-même des sculptures de Michel-Ange, le maître de la Renaissance et d’autres chefs d’œuvre postérieurs auxquels il est tant attaché dans toute son œuvre. Il en en a fait des tirages, parfois en deux parties, qu’il a retravaillés à l’acrylique, aux pastels à l’huile et autres techniques mixtes, soit en soulignant les traits des visages ou des corps donnés par le sculpteur, soit en les recouvrant comme dans la tradition des actionnistes [3] viennois des années 60.
Ainsi la Pietà (1498-1499), qu’il aime particulièrement, est en marbre de carrare d’un blanc pur.
Passée par la photographie qui l’a aplatie de fait en l’isolant du contexte, avant de se voir redonner du volume par les couleurs, la photo est alors transformée en peinture, et introduit à cette occasion un autre type de lumière. Les mouvements voulus par le sculpteur, à la recherche de l’harmonie et de la beauté, sont alors interprétés dans ce qu’Andres Serrano conçoit comme beauté au XXIe.
Il s’agit bien d’interprétation, comme on le ferait de partitions ou de textes de théâtre, pour leur donner de l’actualité, de la beauté, et faire émerger le questionnement de l’artiste, contenu dans le titre de l’exposition. The Doom Of Beauty : le destin tragique de la beauté est le titre d’un poème étrange que Michel-Ange rédigea lui-même un an après la conception de la Pietà, probablement une méditation sur la mort et l’art, mettant la beauté au centre. On se rappelle son attraction pour la mort et son sens, le dramatique social, une certaine résilience humaine.
« Tout en célébrant un nouvel aspect de l’activité artistique d’Andres Serrano, ces œuvres s’inscrivent dans la continuité de son travail artistique : chaque statue de pierre prend vie sous le tracé coloré, se rapprochant de l’art du portrait cher à l’artiste depuis longtemps. Dans l’espace de la galerie, les portraits surgissant du passé s’érigent à hauteur des visiteurs : une coprésence qui engage une réflexion sur la place du sacré – du culte religieux jusqu’à la sacralisation de l’œuvre d’art – dans nos sociétés contemporaines. » (Flyer de la Galerie)
Beaucoup de choses sont ici nouvelles : les cadrages blancs et non noirs, les gestes du pinceau ou du crayon, comme dans Cy Twombly, la colorimétrie personnelle de chaque tableau, la présence parfois de maries-louises peintes, le traitement différent de deux parties du tableau puis leur assemblage, etc.
« Il s’agit d’une manière de se libérer d’un exil que je m’étais imposé en créant de l’art non pas avec mes mains, mais avec un appareil photo. […] il s’agit de prouver que ce qui se produit dans le passé, ne reste pas toujours dans le passé. »
The Christ Child. On est surpris par l’abondance des jaunes, tirant parfois sur l’ocre, contrastant si bien avec le noir. En effet, cette couleur possède une symbolique ambivalente selon l’historien des couleurs Michel Pastoureau. Elle est même une couleur mal aimée, frappée du sceau de l’interdiction, du rejet, de la détresse et de la solitude. Pourtant elle a été au centre des peintures fauves (avec le rouge) et se retrouve pleinement dans les Christ de Gauguin. C’est avec la « Crucifixion » jaune d’Emil Nolde (1912) que l’on peut faire aussi des rapprochements. Dans le cas de The Christ Child, le jaune participe d’une vision car, comme la grâce, elle semble venir de l’enfant et se transmettre à sa mère, restée dans l’ombre.
Avec les trois Pietàs, Orange, Cadmium Red et Emerald, les couleurs stridentes, les gestes, les coulures traduisent les pleurs, la détresse et le lien entre la mère et le fils. Le volume n’est plus celui du sculpteur, mais celui du photographe devenu expressionniste. Le sang coule sur l’étoffe dont on perçoit le poids. La sculpture s’anime et peut rester objet de dévotion.
Descent, L’agencement des couleurs et le cadrage de la photo donnent un aspect baroque, presque des allures de saint Sébastien, figure revenue à la mode dans une certaine photographie.
Cristo velato est différent par l’origine : il s’agit d’un détail d’un chef-d’œuvre de Giuseppe Sanmartino (1753), donc postérieur aux œuvres de Michel-Ange, réalisé pour la chapelle San Severo de Naples. Le sculpteur a créé l’illusion d’un voile transparent couvrant le corps du Christ, placé sur un tombeau. Tout est en marbre. Andres Serrano s’est confronté au défi de la fluidité et de la transparence en sculpture en travaillant de deux manières les éléments de son diptyque, à droite en soulignant la transparence, à gauche en la niant par des scarifications sur la fluidité. Deux mystères visuels et la métamorphose dans une esthétique contemporaine du linceul.
Michelangelo Head of Christ correspond au détail d’une Pietà qui a été recadrée puis réinterprétée de manière très différente des autres : en clair, un visage contemporain, apaisé sur un fond bleu profond, et une marie-louise bleue, un tableau d’un seul tenant. Andres Serrano est toujours un grand portraitiste qui affiche ici une vision optimiste et sereine du christianisme. Un sujet de contemplation, une intensité de couleur de vitrail. Des allures d’icône.
Brutus, un buste au visage de profil, comme dans les photos policières de criminel ou d’accusé. Les traits sont durs, les lignes rouge sang tombent sur lui comme une grille. Il a les vêtements du Sénateur et les rappels de l’assassin, jusqu’à la tache rouge du socle, cachant un éventuel cartel. Sous cette épuration du geste actionniste, il incarne bien le titre de l’exposition : un destin tragique.
Dans un autre dessin de Brutus, Serrano, aborde le dessin de la sculpture différemment : en peignant une marie-louise, en n’altérant pas le buste proprement dit, l’artiste cherche à faire basculer son dessin dans les codes du tableau, avec un rouge insistant.
Ainsi donc les métamorphoses d’Andres Serrano, qui mêlent trois médiums, la photo, la sculpture, le dessin et la peinture, sont les résultats de recherches différentes : avec Zeus, la photo et la sculpture disparaissent ; avec Brutus, on admire un buste peint ; avec Brutus II, on a l’effet d’une peinture sur une photographie de buste. Il en va de ses métamorphoses contemporaines comme des cocktails, où la beauté de ce que l’on déguste dépend des proportions.
Jean Deuzèmes