Dans cette galerie où les nombreuses œuvres sont très proches les unes des autres, celles qui ouvrent l’exposition, « Antipodes », sont les plus récentes et donnent le ton. Sandrine Saïah a interviewé 8 personnes de 17 à 77 ans sur la question de la place du numérique dans leur vie. Ensuite elle a réalisé 8 bustes en terre, « Têtes » (2023), associés à des œuvres d’une autre nature : des séries numériques d’impression sur papier « Profil numérique » (2023) et « Regards ubiquistes » (2023).
Propos du commissaire
Sandrine Saïah confronte deux types de représentation de l’humain du début du XXIe siècle, pour penser l’étendue de l’écart entre un “profil numérique“ et une tête en ronde-bosse comme les antipodes de la figuration de l’humain puis estimer la possible articulation entre eux pour concilier leur dissemblance ou pas.
Depuis une vingtaine d’années, Sandrine Saïah s’illustre en tant qu’artiste anthropologue. [Ses recherches] sur les frontières du corps] sont aux prises avec les révolutions technologiques qui bouleversent nos repères spatiaux. Univers en expansion, expansion numérique et mondialisation interfèrent sur nos représentations et par conséquent sur notre rapport à l’espace, aux espaces. […]
À travers une partition de pièces singulières, « Par-delà nos frontières » interroge la relation possible entre les espaces physique et numérique à l’aune de nos repères spatio-temporels. « Les deux notions inextricables espace/temps et corps/esprit qui ont prévalu dans l’édification de nos repères, ne se distordent-elles pas dans ce va et vient permanent entre ces deux espaces, dont l’un plat gonfle et l’autre en trois dimensions rétrécit ? » nous demande-t-elle.
Avec son installation Portant (2017), l’artiste-anthropologue convoque alors des silhouettes d’anonymes en taille réelle, bien qu’individualisées par le contour de leur corps imprimé sur vinyle, pour former un ensemble de singularités dont les dénominateurs communs du numérique constituent des flux de données et d’informations qui les connectent. Les innombrables images fragmentaires qui ont laissé leur empreinte – indélébile ? – sur ces profils colonisés donnent à voir une réalité vertigineuse où le déplacement se fait sur une ligne du temps en constante progression.
Collectif frontal (2017) s’inscrit dans cette représentation d’une humanité numérisée sans densité physique. Sandrine Saïah pense en images. Elle les orchestre comme un langage dont on pourrait croire qu’elle est la seule à en avoir la maîtrise, érigeant subitement de nouvelles frontières qui n’en sont pas réellement. En effet, par un nécessaire retour aux origines du langage où la lettre est une image, une icône – à l’instar des idéogrammes – on franchit ces fenêtres capturées pour rejoindre dans une autre temporalité des territoires jadis privés devenus publics par la numérisation de l’humanité. Alors, une multitude de directions nous sont offertes et ne manquent pas d’élargir le domaine de notre conscience pour la rendre mobile, quel que soit l’espace.
Cheminées (2022). Si l’on n’ose pas un tel détachement avec notre propre réalité, Sandrine Saïah renverse les cadres et le champ visuel frontal traditionnel de notre espace physique avec la structure Cheminées pour redonner du souffle, du rythme, en déployant une succession verticale d’images.
Tandis qu’avec la série d’impressions sur Dibond Images fuyantes, elle explore l’espace numérique dans sa platitude, son encombrement, sa systémique pour le désordonner, le désorienter, l’aérer. À travers ces nouveaux champs de vision, l’artiste-anthropologue donne de la profondeur et de la perspective à ces images qui nous font face à plat. Il s’agit d’expérimenter un autre rapport à l’image qui ne serait pas en deux dimensions.
Grigori Michel