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Michelangelo Pistoletto, Segno Arte



La vigueur des avant-gardes des années 60 se manifeste encore au travers de cette figure phare de l’Arte Povera, qui réactive ses idéaux au point de bénéficier d’une sorte de campagne internationale. Étrange et stimulant, Galleria Continua.

Galleria Continua offre durant l’été 2023 à Michelangelo Pistoletto, pour ses 90 ans, huit expositions dans ses différentes galeries du monde entier. À Paris, Segno Arte ouvre un pan sa production, toujours complexe, au travers d’une dizaine d’œuvres où l’on croise nombre de ses inspirations et recherches.

Né en 1933 à Biella (Piémont) où il a gardé ses racines, il a contribué à la création à l’Arte Povera, un mouvement qui se voulait critique à l’égard de la déferlante américaine Pop Art, trop liée à la société de consommation.

Michelangelo Pistoletto dessinant le symbole du troisième paradis, l’infini. Extraits de film Arles 2014

Empruntant aux formes traditionnelles des avant-gardes, il a lié l’écriture à son œuvre visuelle, que ce soit sous la forme de manifestes, de dialogues écrits avec des intellectuels, ou par l’inclusion de l’écriture dans ses œuvres. Pour employer un ancien terme, il est devenu un artiste engagé, en investissant la philosophie, l’économie, la protection du monde aujourd’hui, ce qu’il appelle le Troisième Paradis. C’est un chercheur et utopiste permanent qui a été jusqu’à reconvertir une usine dans sa ville natale en lieu d’accueil de tous les jeunes créatifs, encourageant tous les débats. Il est l’un des précurseurs des concepts de décroissance et de durabilité.

Entre tissus et miroirs

Ses œuvres les plus connues sont ses déclinaisons :
• d’une Vénus aux chiffons, opposant une sculpture en marbre, la culture dans son éternité, et des stocks colorés de chiffons et d’habits, les délaissés de la consommation.
• de peintures-miroirs intégrées toujours à des ensembles plus complexes qu’il a composés depuis le début des années 60.

On connait les questions qui travaillaient alors le jeune artiste : comment aborder l’identité du peintre et comment rendre présents les spectateurs ? Il peignit ainsi un autoportrait sur un fond noir vernis, ce qui signifiait le monde comme l’or des tableaux de son père, restaurateur d’œuvres médiévales, signifiait le divin ; il reprit d’ailleurs ce fond.

Pistoletto comprit l’impact de la fonction réfléchissante des œuvres incluant des personnages de plain-pied, de dos pour que l’on ne perçoive pas leurs traits et leurs émotions. Mécaniquement, le spectateur se rapproche pour comprendre et se découvre dans l’œuvre.

Ce qu’il observe alors, ce n’est pas l’émotion du personnage, mais la sienne et ses mouvements, le tableau prend vie [1]. Le temps du tableau n’est plus celui de l’artiste le produisant, mais celui du spectateur et de son milieu !

Segno Arte et l’humanisme revisité

À Galleria Continua Paris, « Segno Arte », l’Art du Signe ou Art Signe, rassemble une dizaine d’œuvres qui déclinent l’Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci en 1490, mais de manière très stylisée : le corps humain avec les jambes écartées et les bras levés qui est le symbole de la Renaissance, l’homme y étant considéré comme le centre de l’univers. Le dessin de Léonard est censé représenter les proportions parfaites d’un corps humain idéal. Ces proportions sont fondées sur des structures mathématiques et symbolisent l’harmonie de l’univers.

À l’origine de cette déclinaison, une œuvre de 1993 qui inclut une sérigraphie d’un Homme de Vitruve vu de dos dans un panneau d’acier poli, la taille est celle de l’artiste. On peut l’assimiler à un autoportrait.

Pistoletto va ensuite simplifier et utiliser deux triangles qui dessinent les jambes et les bras écartés. Il crée un univers pour cet homme : un lit, une porte, un radiateur, un banc en fer, une table en cristal et acier et trois tapis avec le dessin de Léonard, de face.

Une étrange boîte lumineuse noire intrigue, car cette œuvre est double : le cadre est très particulier, deux V inversés, le signe de « Segno Arte » et l’inscription « Does God Exist ? Yes, I Do ! », (Dieu existe-t-il ? Oui, moi j’existe, 1976-1997) peinte par Michelangelo Pistoletto, tel un graff de rue. Cette affirmation-manifeste reflète l’image du spectateur, un classique des œuvres de l’artiste, et l’empêche d’échapper à la question.

« Does God Exist ? Yes, I Do ! », (Dieu existe-t-il ? Oui, moi j’existe), 1976-1997

La phrase de Pistoletto n’est pas immédiatement compréhensible : une question, puis une réponse qui n’y répond pas !
Elle est tellement présente et intrigante qu’elle supplante tout.

L’omnithéisme d’un athée

La question et la réponse doivent être replacées dans la démarche globale de l’artiste. Il ne s’agit pas du simulacre d’une évocation pieuse et n’est pas non plus un acte d’athéisme ; elle tient apparemment d’une simple plaisanterie subtile adressée au visiteur. Pistolleto a vécu dans une famille catholique, son père restaurait des tableaux médiévaux italiens et des icônes, dont la peinture de fond en or a nourri l’esthétique des miroirs du fils. Pour celui-ci, l’art doit se saisir des religions, à partir d’une réflexion critique qui n’est ni négation ni refus absolu. En 1978, lors d’une exposition à Turin, il avait même défini deux grandes orientations pour son travail futur : « Division et multiplication du miroir » et « L’art s’attaque à la religion ». Reconnaissant être athée, mais refusant d’être considéré comme un anarchiste des religions, il a livré des œuvres religieuses d’une très grande profondeur, à deux occasions :
• En 1977, alors qu’il s’était retiré temporairement de la scène artistique et était devenu moniteur de ski dans la station de San Sicario, il fait une intervention radicale dans l’église locale, en remplaçant le tableau d’autel et le crucifix par un miroir qui reflétait toute l’église et l’assemblée. Ici pas d’homme debout incrusté, mais lors des messes l’effet était le même avec le célébrant, de dos à l’autel.

Église San Sicario, 1977

C’est l’une de ses premières interventions de sa carrière, avec miroir, où il analysait sa relation à Dieu et à la religion
• Dans les années 2000, il est sollicité pour la conception du centre de recueillement interreligieux de l’Institut Paoli Calmettes à Marseille, en imaginant des alvéoles centrées autour d’une sculpture en forme d’autel « Un mètre cube d’infini [2] ».

Un mètre cube d’infini

La mention de Dieu de l’œuvre incluse dans Segno Arte ne fait pas référence à celui de la Bible, mais au monde des concepts et surtout à sa philosophie développée dans son manifeste de 2013, Omnithéisme et Démocratie, réédité en 2023, en Homnithéisme et Démopraxie, qui se présente comme une méditation et précise toutes les notions qui alimentent son œuvre et sa posture d’engagement.
C’est ainsi qu’en tant qu’utopiste permanent il distingue trois paradis : le paradis biblique ; le paradis créé par les hommes grâce au pouvoir illimité qu’ils ont acquis sur la nature par la technique et la science, mais qui s’est transformé en enfer ; et le paradis qu’il convient de mettre en place et de jardiner désormais en entrant dans l’ère de la responsabilité. Il s’agit pour lui de concilier le « je » individuel et la fraternité.

Schéma Le troisième Paradis. Arles 2014

Le terme de paradis est une image permettant d’être compris du plus grand nombre, selon Pistoletto. En outre, il indique un passage d’un état à un autre – de l’ignorance à la connaissance, puis, comme aujourd’hui, d’une autre forme d’inconscience à la responsabilité. Or ce dernier passage, qui doit représenter un véritable changement de société, est devenu nécessaire et, selon lui, a pour condition une « réelle transformation de la culture spirituelle ».

Le troisième paradis, livres, Arles 2014

La prise de responsabilités part de la créativité des individus qui les dirige vers un engagement politique et spirituel, même si ce dernier ne suffit pas. Pistolleto défend une esthétique éthique, seule source désormais de changement.

Dans ces conditions de créateur, « chacun est Dieu » et « l’omnithéisme » est défini comme une philosophie artistique et spirituelle qui subdivise le concept de dieu en autant de singularités que de personnes. « L’art assume la religion  » affirme-t-il dans son manifeste [3] en mettant alors l’accent sur les enjeux de l’interprétation.

La place de Dieu dans la phrase de l’œuvre est donc très complexe, car deux inspirations s’y croisent, le dépassement de l’art de la Renaissance (le cadre de la boîte) et la référence à la théorie spiritualiste de Pistoletto. C’est une autre manière d’illustrer une assertion de son manifeste : « L’art est plus spirituel que la religion  ».

Il a traduit cette posture de manière radicale en 2014 à Arles en disposant devant quatre miroirs des symboles des quatre grandes religions. Pour le catholicisme, c’était un prie-Dieu où le visiteur se voyait à genoux et donc invité à se prier lui-même !

Il Tempo del giudizio, 2009. Miroirs, prie-Dieu, buddha en bois, tapis. Arles 2014

Comme dans toutes les avant-gardes, les thèses et manifestes font l’objet de critiques régulières.

Edgar Morin a engagé un vif dialogue avec Pistolleto [4], en critiquant ses concepts tout en partageant aussi certaines de ses idées [5], mais on peut aussi apprécier que l’artiste italien ait toujours pensé que l’art peut et doit changer le monde, et plaider pour une démocratie du partage, participative et affranchie des monopoles religieux, permettant d’habiter ensemble notre jardin planétaire.

Umut Ungan, dans son compte rendu de lecture en 2014 « Michelangelo Pistoletto, Omnithéisme et Démocratie » a crû pouvoir conclure ainsi :
« Ce document exemplaire […] porte le ton et l’approche d’une certaine génération de l’art contemporain, une génération dont l’activité s’est inscrite dans une période qui a vu naître ce qu’est devenu aujourd’hui le champ artistique et dont les idéaux et le discours peuvent sembler de nos jours quelque peu anachroniques.  »

Jean Deuzèmes

Galerie Galleria Continua, Paris, 23 juin – 21 septembre 2023


Galerie Galleria Continua, Paris, 23 juin – 21 septembre 2023


[1« Devant le Tableau-miroir, je ne me suis pas retrouvé face au paysage, mais face au monde vivant des personnes. Dans mon paysage, ce sont des gens vivants qui se déplacent, l’humanité réelle. À travers la vérité du miroir, la transcendance de l’or devient l’immanence de l’humain. Le miroir m’a donné la mission de m’occuper des personnes qui s’y reflètent avec moi. », Extraits de La voix de Michelangelo Pistolleto, Michelangelo Pistolleto et Alain Elkann, Actes Sud 2014.

[2L’œuvre est un ensemble de 6 miroirs assemblés par des cordes avec une extrême précision. La face réfléchissante de chacun est orientée vers l’intérieur et reflète à l’infini ce qui est à l’intérieur. Ici l’air et l’absence de matière, à l’infini.

[3L’œuvre est un ensemble de 6 miroirs assemblés par des cordes avec une extrême précision. La face réfléchissante de chacun est orientée vers l’intérieur et reflète à l’infini ce qui est à l’intérieur. Ici l’air et l’absence de matière, à l’infini.

[4Edgar Morin et Michelangelo Pistoletto, IMPLIQUONS-NOUS. Dialogue pour le siècle, éditions Acte Sud, 2015.

[5Edgar Morin remarque qu’aujourd’hui le changement ne vient ni du monde politique ni du monde intellectuel, mais d’initiatives ponctuelles prises un peu partout dans le monde et qu’il faut coordonner.

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