Søsterskap est un panorama photographique emblématique à plus d’un titre : sept commissaires femmes, dix-sept femmes photographes [1] dont 3 non-binaires, de toutes générations, une vision empathique largement partagée, en dépit des origines diverses des artistes, qui ne cache pas les difficultés sociales, mais les exprime dans la fluidité du regard avec beauté, respect et connivence.
Il y eut des Rencontres où les questions de la domination et des inégalités étaient abordées frontalement et durement. Six ans après, dans le temps post≠Metoo, le diagnostic est fait et partagé, les artistes participent aux changements par leurs œuvres.
SORORITÉ VERSUS FRATERNITÉ
Sororité (traduction de Søsterskap) est l’un des mots de la quatrième vague du féminisme qui s’infiltre avec force dans le langage [2], exprimant l’idée de la relation de femme à femme, mais plus encore le lien de solidarité les unissant du fait de leur condition. Être sœurs, être ensemble pour être plus fortes et lutter contre toutes les formes de domination.
On est bien plus familier du concept de fraternité, à visée universelle et à forte tonalité laïque et républicaine, après le vaste chassé-croisé terminologique durant des siècles entre les mots charité et solidarité. Benoîte Groult dans son bien nommé « Ainsi soit-elle » (1975) avait espéré dans la « solidarité féminine », avant que le MLF imagine le néologisme actuel. Dans le débat sociétal d’aujourd’hui qui passe par la sémantique, le mot sororité est toujours pris entre deux feux politiques et critiqué, soit trop universel, soit au contraire trop spécifique (un féminisme blanc et bourgeois, faisant fi des particularités des vécus). D’où ces dernières années, l’émergence timide du nouveau terme neutre d’« adelphité », ne présentant pas de dimension genrée, exprimant une volonté de défendre un concept de solidarité plus inclusif.
À Arles, les photos présentées à Søsterskap, souvent positives renvoient à une interrogation, sans agressivité, sur la place de la femme, de la vie familiale, du travail, de l’ethnicité, du colonialisme et de la répartition genrée des tâches au sein de l’État-providence. Rien à voir avec les activistes féministes, encore que cette exposition soit sereinement intersectionnelle, c’est-à-dire femme et jeune, et noire, et émigrante, etc.
La question est simple, forte, et donne une visibilité au modèle nordique tout en interrogeant la friction entre le subjectif, le collectif et le politique à mesure que ceux-ci se déploient dans l’État-providence, sans occulter pour autant le côté sombre du modèle, où l’on trouve de l’exclusion et une croissance économique constante qui tend à accélérer la crise écologique globale.
À Arles la communication est réussie, puisque la photo officielle des Rencontres est celle de Søsterskap, faite par une grande photographe finlandaise non binaire, qui va jusqu’à côtoyer à Saint-Trophime, de manière contrastée, les sculptures romanes de Jacques le Mineur et Philippe, très proches de ce chef d’œuvre qu’est le Jugement dernier.
Emma Sarpaniemi
Née en 1993, vivant et travaillant à Helsinki
LA SORORITÉ AU CŒUR ET DANS LA JOIE
Ses photos sont joyeuses, du style à la conception des décors. Son allégresse et sa couleur, plutôt à la mode chez les jeunes photographes [3] sont souvent associées à la naïveté, donc critiquées par d’autres artistes femmes. Or elle utilise ces qualités pour s’attaquer subtilement aux idéaux patriarcaux de la féminité ou aux rôles normatifs, qui demeurent malgré l’approche progressiste des États-providence.
En utilisant des objets ou des vêtements de seconde main ou de tous les jours, elle demande à ses amies d’entrer dans le cadre et de signifier ainsi la solidarité forte qui les rassemble ; pour le spectateur une invitation à faire de même. Elle questionne les définitions de la féminité, au travers du jeu, de l’intimité et de la vie de couple.
Quand elle entre dans la photo, elle regarde souvent le spectateur, munie du câble de déclenchement à distance, signe de l’affirmation de son autonomie et du contrôle sur son cliché. Ce geste de pouvoir est un thème récurrent, soulignant sa liberté d’artiste et de femme, ainsi que sa capacité à façonner ses propres représentations. C’est ainsi que pour Autoportrait en Cindy (2022) de la série Deux façons de porter un chou-fleur, elle a choisi une perruque et rejoue les premières photos de Cindy Sherman, dont l’œuvre depuis plus de quarante ans explore les identités ou images de la femme, uniquement sous l’angle des autoportraits.
Les figures de la sorcière, de la femme aux boules font partie de ce grand univers du plaisir partagé à jouer, à se déguiser avec d’autres.
Verena Winkelmann
Née en 1973, vivant et travaillant à Skien (Norvège)
PLACE DU PÈRE. LE BONHEUR DU LIEN
Dans une approche presque documentaire empreinte de subtilité, elle dresse dans son projet Fathers (Pères) le portrait des jeunes pères avec leur bébé et leurs enfants pendant le congé parental. Afin d’inciter ces derniers à s’occuper à plein temps de leurs enfants dès le plus jeune âge, les États nordiques allouent une partie du congé parental aux pères (ou aux mères sociales). Les clichés mettent l’accent sur la proximité physique avec les protagonistes, sur le travail du soin, sur la manière de rester unis. La série soulève la question : cette proximité précoce entre pères et enfants changera-t-elle à l’avenir si l’organisation structurelle de la société change ?
Ikram Abdulkadir
Née en 1995 à Nairobi, vivant et travaillant à Malmö (Suède)
NOIRES ET MUSULMANES
L’amitié et la sororité sont centrales dans les images de cette poétesse et photographe. Musulmane et noire, elle a suivi les femmes de son quartier. La photographie de cette jeune femme libre dans les champs ou encore celle d’une adolescente avec une magnifique corolle jaune dans la bouche sont des encouragements à construire son projet de vie dans le bonheur, alors que la Suède est soumise à la pression de l’extrême droite à la suite de l’accueil généreux des immigrés depuis 2015.
On décompte 186 origines géographiques différentes à Malmö qui est une ville en tension.
Bente Geving
Née en 1952, vit à Holmestrand (Norvège)
ÂGÉES ET SURVIVANTES D’UNE RÉPRESSION CULTURELLE
Dans sa série Anna, Inga et Ellen, ses parentes, la photographe pose la question de l’inclusion et de l’exclusion des populations samies en Norvège dont la culture a été opprimée et qu’elle résume ainsi : « Que se passe-t-il lorsque ce que vous avez essayé d’oublier toute votre vie vous revient en mémoire au moment où vous commencez à oublier ? » En suivant le quotidien de ces trois femmes qui sont les rares à connaître les vieilles chansons samies, elle traite de la répression, au travers de leur langue maternelle, qui pourtant n’affecte pas le cadre économique. Une sorte de Bretagne du début du XXe siècle. Ces photos évoquent l’histoire contemporaine de l’identité et de la perte d’identité, une zone sombre.
Heida Helgadottir
Né en 1975, vit et travaille à Njarovik (Islande)
LE DÉSIR D’ÉMIGRER
La question de la mobilité est inhérente à la société islandaise depuis des siècles, et s’est intensifiée avec la crise économique de 2008. L’instabilité sociale creuse de nouveaux fossés que la photographe saisit en utilisant les codes esthétiques du photojournalisme classique et contemporain.
Elle observe et dépeint ces moments de tension et d’anxiété, ainsi que les écarts entre générations, ces vides émotionnels entre ceux qui décident de rester et ceux qui partent.
Annika Elisabeth Von Hausswolff
Née en 1967, vit et travaille à Göteborg (Suède)
OH MÈRE, QU’AS-TU FAIT ?
Lors de la deuxième vague du féminisme des années 70, l’artiste a consacré ses premières séries à la situation des femmes vulnérables et au thème de la violence, objet de nombreux débats théoriques. Dans sa nouvelle production, Oh Mother, What Have You Done, elle s’appuie sur des photographies documentaires réunies durant de nombreuses années. Les femmes sont en cours d’arrestation, transitent entre un passé inconnu et un futur incertain. Afin que leur identité soit protégée, elles sont prises de dos ou rendues méconnaissables par d’autres moyens techniques. Elles endossent une responsabilité métaphorique, pointée du doigt par la société, ses normes, ses règles ou par un enfant déçu et perdu. Ses images de femmes menottées représentent aussi parfois la femme artiste, une « criminelle » qui enfreint les normes de la société.
Tuija Lindström
Née en 1950 à Kotka (Finlande), décédée en 2017 à Stockholm (Suède)
UNE PIONNIÈRE
Si elle s’est fait connaître par des portraits intimistes en noir et blanc, sa perspective féministe a toujours été présente. La série conceptuelle et politique The Girls at Bulls’ Pond explore le motif des femmes flottant dans des eaux sombres et les photos sont présentées à côté de photographies monumentales de fer à repasser. Recrutée en 1992 comme la première professeure à l’université de Göteborg, elle n’a cessé d’encourager ses élèves à adopter une approche créative individualiste.
« L’objectif, c’est de soutenir celles et ceux qui en ont besoin, pas les personnes qui crient le plus fort. »
Gro Harlem Brundland, ancien Premier ministre de Norvège, Aftenposten, 1991
Une splendide exposition dont l’une des artistes, Hanna Modih (1980), a obtenu le prix de Madame Figaro.
Jean Deuzèmes