Parfois, la méditation d’un peintre sur le réel et le temps se trouve confrontée avec un espace soudain révélateur. Ainsi le travail figuratif du peintre flamand Jean de Groote invité à se mesurer à Bruges, aux espaces du domaine d’Adornes dont Anselm Adorno, humaniste, diplomate et homme d’affaires et de confiance de Charles le Téméraire est la figure centrale.
Muséal direz-vous. Non, car depuis ce XVe siècle des ducs de Bourgogne et de la splendeur des peintres, dont Memling, les générations de la même famille s’y succèdent et ce jusqu’à aujourd’hui qui voit le comte et la comtesse Maximilien de Limburg Stirum, la dix-septième génération, poursuivre le même idéal de promotion des arts et de la foi. Ce lieu méconnu, planté non loin d’un canal, comporte, par-delà l’hôtel particulier bordé d’un vaste jardin, des maisons-dieu (jadis construites afin d’accueillir les personnes âgées, aujourd’hui réservées aux espaces d’expositions), et une extraordinaire chapelle dite de Jérusalem. C’est à l’intérieur de celle-ci que la peintre Cindy Wright avait déposé en octobre 2021, à l’endroit exact des gisants de pierre (Anselm Adorno et son épouse) qui en occupent le centre, une immense toile représentant, en fort grossissement, un morceau de viande. L’effet était spectaculaire et immédiat. Comment ne pas relier l’œuvre à la vanité du corps et plus encore peut-être à la violence du sang ainsi mis à nu aux côtés de l’autel et du sacrifice christique ?
Cet été, la tonalité est toute autre puisque les tableaux, de dimensions diverses (de 30cm à près de 2 mètres), ne représentent rien de spectaculaire. Loin s’en faut. Les apparenter au genre de la nature morte n’est pourtant pas suffisant. Oserait-on ainsi nommer « les asperges » de Manet, les « Trois truites » de Courbet ? Mais il ne s’agit pas non plus d’un exercice d‘observation. Et moins encore d’un trompe-l’œil.
Lorsque Jean De Groote représente un simple clou ou une branche d’arbre, il le fait depuis l’atelier très lumineux donnant sur les silences de la campagne gantoise. Un atelier pourtant « plein » avec, au centre, le peintre, entouré par les livres et mille et un objets ramassés au hasard.
Un atelier habité par les récits, les réflexions, les hypothèses sur l’existence et sur le Temps, l’instant. Être-là ou l’ombre platonicienne ? Le geste lent de la peinture répond en forme de méditation qui outrepasse l’esprit raisonneur. Que deviennent alors ces œuvres aussitôt exposées dans une chapelle ?
La première, par exemple, un lustre allumé sur fond noir fait écho à un autre, bien réel, qui surplombe les deux gisants en renvoyant tout à la fois au mythe de la caverne et au rôle que la lumière joue dans le fait religieux. Plus loin, se dresse en noir la silhouette d’un penseur confronté aux présences picturales d’un miroir ou d’une simple branche sur fond neutre. No comment. Ailleurs, on ne voit pas tout de suite que ce qui est représenté couché n’est autre qu’une statuette de la Vierge. Sacrilège ? Ou invitation à glisser de son image à celle des reliques conservées dans la même pièce.
Ainsi ces banalités (un clou, une pomme, un quignon de pain, un poisson), ces presque riens, nés bien avant dans l’atelier sans aucune intention d’illustrer un commentaire sur le religieux, se trouvent ici, en écho au symbolisme chrétien, à leur juste place. Celle des questions essentielles qui naissent toujours de rencontres fortuites…
Guy Gilsoul