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John DeAndrea. Grâce



Le face-à-face avec une statue hyperréaliste de John DeAndrea est toujours un choc. Avec sept œuvres exposées, l’émotion change , notamment devant des scènes religieuses.

Étrange conjoncture, les expositions sur l’hyperréalisme [1]
se multiplient, mais sans aucune coordination. La galerie Georges-Philippe et Nathalie Valois organise leur deuxième exposition de John DeAndrea né en 1941, vivant et travaillant dans le Colorado, est l’un des artistes marquants de l’hyperréalisme. La scénographie remarquable permet d’entrer dans un art du bronze surprenant de véracité car il est peint avec une fidélité qui vise la perfection. La galerie est plongée dans une atmosphère d’atelier puisqu’un chevalet prêté par un collectionneur donne le ton. En fait, il y a trois espaces aux spécificités marquées conférant une allure de rétrospective.
• Une première salle a les traits d’une sacristie mâtinée de white cube, avec un Christ totalement nu et une scène d’Adam et Eve, expulsés du paradis
• La deuxième à la tonalité rouge rappelle les pièces techniques de l’atelier, en plus rangé…
• La troisième a l’atmosphère d’un atelier académique où plusieurs modèles s’exposent selon les indications voulues par l’artiste.
Tout est bien sûr plus complexe.

John DeAndrea est un modèle de constance dans l’art. Il a toujours sculpté des femmes nues, à partir de modèles issus de ses amies ou même de sa famille. Il le fait depuis le premier jour, où jeune étudiant refusant l’abstraction et sculptant à contre-courant, sa première œuvre, une femme blanche, s’est vendue en une journée, puis une autre, une femme noire, en 5 minutes.
Il sculpte la beauté, c’est-à-dire un modèle de modèle, choisi comme tel par l’artiste, peu importe quelques défauts d’apparence.

Exposition John DeAndrea, salle principale de la galerie

L’atelier et la recherche de la vérité

L‘hyperréalisme est un courant du Pop Art né dans les années 60 aux États-Unis, en opposition à la domination de l’abstraction, afin de reproduire au plus près des personnages de la société américaine. Après un effacement sur la scène artistique, ce style de sculpture est revenu en force, notamment avec Ron Mueck à la Fondation Cartier en 2013 puis en 2023, qui lui aussi sculpte le nu mais change les échelles de la représentation humaine donc perturbe la perception (Lire Voir et Dire).

Bust of Theresa, buste bronze polychrome, 1998-2022

John DeAndrea fait partie des figures fondatrices de ce courant avec Duane Hanson et George Segal, mais avec une sensibilité très différente, car c’est un classique. Comme eux, il s’efforce de donner du corps humain la représentation la plus fidèle et vivante possible, il dépasse réellement tout réalisme.

La manière de ce sculpteur jette un trouble d’autant plus fort qu’il représente ses modèles nus, non pas en marbre, comme un vrai classique grec ou de la Renaissance, mais avec un revêtement proche de la peau à s’y méprendre. John DeAndrea s’appuie à la fois sur la théorie dite classique du nu faisant l’image de la perfection, donc jouant un rôle central dans l’apprentissage des arts du dessin, et de la représentation de la nudité qui figure le corps sexué.

À la question de la rencontre avec un autre, pourtant une simple statue mais qui semble aussi vivante que nous, se superpose celle du trouble émotif de l’intimité, car les poses du quotidien n’ont rien à voir avec celles, par exemple, d’un Maillol pudique et recherchant l’harmonie, voire même créent le malaise du voyeurisme, accentué par la présence des autres visiteurs.
Mais rapidement, la perception change. « Il semble que ces sculptures apportent dans le lieu de l’exhibition toute la retenue, la concentration, l’indifférence libidinale qui règnent dans un atelier académique, là où précisément DeAndrea dit avoir découvert sa véritable vocation. » affirme Catherine Millet dans le catalogue.
Le visage et notamment la manière de rendre compte du regard jouent beaucoup, car n’est pas celui frontal de la modernité d’un Delacroix avec le déjeuner sur l’herbe ou d’un Manet avec Olympia. Le modèle ne vous regarde pas, ne vous interroge pas, il est dans son monde. Le visiteur devient témoin et non voyeur.

Assemblage avant le bronze

John DeAndrea est plus peintre encore que sculpteur car, techniquement, ce ne sont pas des objets en résine, mais des bronzes réalisés à partir d’un moulage qui, dans l’évolution de la pratique de l’artiste, est passé du plâtre au silicone qui lui permet de capter plus précisément les détails. Commençant par des positifs en fibre de verre, puis en résine de polyvinyle et finalement en bronze, DeAndrea utilise de prime abord la peinture automobile, puis à l’acrylique et enfin la peinture à l’huile pour se rapprocher des effets de peau qu’il recherche, avec les effets de l’âge ou les imperfections. Il plante des cheveux ou des poils. Il laisse désormais à sa femme le soin de peindre les statues.
La matière est du bronze, mais la manière de le peindre en nie toutes les caractéristiques.
L’ambition de John DeAndrea est celle de révéler la vérité en sculpture jusqu’à répondre « Je veux qu’elles respirent  » au critique Duncan Pollock qui lui demandait « Jusqu’où voulez-vous pousser la « vérité » de vos sculptures ? [2] »

La fidélité à la peau dans ses moindres imperfections s’accompagne de la fidélité aux mouvements des corps, qui font référence à bien des modèles de l’histoire de la peinture et de sculpture, comme les femmes dans un fauteuil. On pense aussi à Polyclès, tout autant qu’à Ingres ou Bouguereau.

Ses sujets, son style relèvent d’un trompe-l’œil qui va au-delà du mythe de Pygmalion et Galatée [3]peint notamment par Jean-Léon Gérôme (1890).

Le trompe-l’œil est un tableau, qui joue sur les ombres et les perspectives pour donner l’impression de la profondeur et des volumes, en gardant tous les détails ; ici, c’est déjà un volume, qui rend présent le sujet, autour duquel on peut tourner sans le troubler. Cette esthétique devient trompe-l’œil de la vie.
Sur la trentaine d’œuvres exposées dans la galerie, deux ont un sujet explicitement référencé dans le religieux et par leur authenticité ouvrent à la méditation.

Comme Rodin, il dispose d’une « bibliothèque de formes », des pieds, des bras, qu’il peut assembler et substituer à certaines parties du modèle choisi et faire varier sa production. L’exposition montre de tels extraits de sculpture.

Éléments de sculpture

Si John DeAndrea a reçu une formation familiale catholique, il ne l’est plus. Mais comme Charles Ray il conserve bien des références religieuses. Notamment par l’histoire de l’art.
Les deux scènes qu’il présente sont d’autant plus importantes qu’il a fait appel à deux modèles masculins, ce qui est très rare dans sa production.

Adam et Ève

(2021) Bronze polychrome

Les représentations d’Adam et Ève sont multiples et classables en trois grands types : déambulation dans le paradis, la tentation, le rejet. Le couple de John DeAndrea relève du troisième. Il comprend des références artistiques marquantes, comme Massacio (1426-27), fresque de Chapelle Brancacci, Santa Maria del Carmine à Florence, ou Marc Chagall (1961) au musée Marc Chagall de Nice.

L’expulsion du paradis. Massacio (1426-1427) & Marx Chagall (1961)

Dans ces représentations, le mouvement est celui de la fuite, le paysage du paradis quitté peut-être luxuriant, et un troisième personnage, l’archange, les chasse avec une épée.

Dans l’œuvre récente de John DeAndrea, tout est réduit à l’essentiel : une étrange scène de couple. L’épisode biblique est exprimé par la présence de l’homme, dont la nudité est masquée par le corps de la femme, celle-ci cachant la sienne avec ses mains, selon des gestes allant jusqu’au déhanchement, analogues à ceux de la Naissance de Vénus(1485-1486) de Botticelli (Galerie des Offices de Florence). L’homme se protège la tête, avec son bras, dans une attitude proche de celle de l’Esclave mourant de Michel-Ange (1513) en marbre de Carrare. La référence au Quatrocentto est explicite.

Adam et Ève. Bronze polychrome, hauteur 1,80

Mais l’artiste traite le sujet selon un mode différent des représentations habituelles. Le couple est statique, les yeux sont fermés, comme l’esclave mourant d’ailleurs, les deux têtes sont orientées différemment. Ils sont ensemble, mais chacun dans son monde intérieur, chacun dans son histoire ou son échec.

Ils ne sont pas menacés, ils sont figés. De leur paradis antérieur on ne sait rien, sinon qu’ils n’y sont plus. Mais ils demeurent beaux. Qu’ont-ils partagé ? Le couple est réduit à la nudité qu’ils tentent de cacher. Font-ils encore couple en dehors de leur co-présence ?

Imaginons-les habillés. Ils sont des personnes de notre temps, que l’on peut rencontrer dans l’espace public alors qu’ils s’y croient seuls.

La sortie du paradis serait-elle la solitude du côte à côte ?

Crucifixion

(2014) Bronze polychrome, 190x134x50cm

En 2012, John DeAndrea avait déjà réalisé « Christ figure » une scène de crucifixion, sur le même principe, sans croix. Cette scène intéresse nombre d’artistes contemporains, comme on l’avait découvert en 2022 à la Bourse de Commerce, avec « Study after Algardi » de Charles Ray. Un crucifié immense de 3,5m, en papier mâché, reproduisant une statuette de bronze, le « Corpus Christi – Christo Vivo » d’un artiste baroque Alessandro Algardi (Lire Jean Deuzèmes). Il s’agissait pour lui d’exprimer ce qui le dépassait à un moment précis, la dernière expiration. Pour cela, il avait repris la symbolique du périzonium qui flotte au vent prêt à se dénouer.

Charles Ray, Study after Algardi, (hauteur : 3,5 m), John DeAndrea, Crucifixion (hauteur : 1,8m)

C’était ce qu’il appelait la vision d’un catholique déchu, cherchant à transmettre une émotion.

La sculpture de John DeAndrea est tout aussi impressionnante pour d’autres raisons.
Elle est de taille humaine, proche de celle du visiteur et présentée seule au mur, sans cartel, point n’est besoin d’explication. L’homme circoncis est totalement nu, la trace de clous dans les mains est visible.

Cheveux et barbe correspondent tout autant aux codes anciens de la représentation qu’à des modes de coiffure actuels. Les références artistiques sont multiples, l’artiste en a fait une synthèse. Mais, la musculature lui donne un style plutôt baroque. La tête est orientée vers le haut, comme les yeux qui, à la différence de l’Adam, ne sont pas fermés.

Le choc visuel est produit par la peinture. La peau n’est plus blanche ou rosée, mais livide, couleur livide pourrait-on dire. Le peintre aborde lui aussi le dernier soupir, mais sur le mode réaliste le plus fort. Il renvoie le spectateur à l’état dans lequel sa propre peau pourra passer. Alors que les autres statues de John DeAndrea exprimaient la beauté de la femme et de l’homme ordinaires, dans une situation que l’on peut connaître, la mélancolie, le repli intérieur, l’abandon, Crucifixion exprime une situation de violence et la proximité à la mort. Le personnage n’est pas déshumanisé. Son corps conserve sa beauté, il est encore vivant, le visiteur est confronté alors à son propre moment ultime.

L’artiste exprime donc une vérité sans fard. Il balaye toutes les représentations édulcorées de la crucifixion. Il parle de la souffrance et rend compte de l’humanité du Christ, peu importe sa croyance. Ce n’est pas d’un personnage de la société américaine dont il parle, comme dans la tradition du Pop-art, mais d’une figure universelle qui s’est propagée et dont l’art se saisit ici, respectueusement, dans son interprétation du réel.

Le concile de Trente avait exigé la décence des images et c’est progressivement que l’Église a interdit les représentations du Crucifié nu, bien qu’il existe de belles œuvres de ce typeDes exemples de nudité du crucifié [4]. Ce n’est donc pas encore une œuvre d’église. C’est dans une galerie parisienne que la méditation débute par l’émotion.

Le voile de pudeur, le périzonium, est alors devenu un marqueur de l’histoire de l’art, comme l’a montré brillamment Jacqueline Salmon (Lire V&D). La sculpture de John DeAndrea emprunte notamment aux formes de Michel-Ange, son Christ de la Basilique di santa Maria del Santo Spirito à Florence est nu, mais avec les couleurs du gisant d’Holbein, des œuvres des XV et XVIe. Il tranche d’avec les représentations contemporaines mettant la chair du Christ à vif.

Un point intéressant de la scénographie de la galerie est d’avoir associé, côte à côte, par le nu, deux situations de rejet, Adam et Ève, du paradis, et le Christ, par ses compatriotes. On sait à quel point les deux figures associées d’Adam et du Christ traversent la théologie.

Le statut de la vérité en sculpture est abordé dans l’hyperréalisme par la reproduction minutieuse de la vie des personnages, ce qui produit une émotion spécifique. John DeAndrea va plus loin encore en utilisant la nudité. La vérité de Crucifixion prend en outre une autre dimension que dans la représentation d’Adam et Ève car l’artiste tente d’approcher la vie jusqu’à son point ultime.

Cette exposition présente probablement les dernières pièces de John DeAndrea, car son état physique ne lui permet plus de faire de la sculpture. La fin du sculpteur est un autre aspect de la vérité en sculpture.

Jean Deuzèmes


Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois
9 juin au 22 juillet 2023


[1Les expositions récentes sur l’hyperréalisme :
• Musée Maillol, « Hyperréalisme », 8 septembre 2022 – 5 mars 2023. Lire https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/sculpture/dans-son-exposition-hyperrealisme-le-musee-maillol-presente-de-troublantes-sculptures-plus-vraies-que-nature_5347393.html
• Musée d’arts de Nantes, « Hyper sensible »,7 avril-3septembre 2023, lire https://museedartsdenantes.nantesmetropole.fr/hyper-sensible
• Fondation Cartier, Ron Mueck, du 8 juin au 5 novembre 2023, lire https://www.fondationcartier.com/expositions/ron-mueck-2023
• Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, « Grâce », 9 juin au 22 juillet 2023

[2Catalogue 2018 de l’exposition John DeAndrea à la Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois.

[3Selon Ovide, Pygmalion sculpta une statue en ivoire, Galatée, dont il tomba amoureux. À sa demande, Aphrodite lui insuffla la vie. Le sculpteur épousa son modèle devant la déesse et en eut des enfants.

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