Cet artiste qui travaille dans la ruche de création qu’est Poush à Aubervilliers développe une pensée sensible à la réalité sociale contemporaine. On le connaissait pour ses portes monumentales et si fragiles (lire Voir et Dire>>>), il poursuit un projet qui tient de l’urgence pour lui et encore plus pour ses utilisateurs, les migrants qui habitent sous le périphérique et en d’autres lieux : la tente, un objet si fragile pour les précaires de la ville, un instrument de protection essentiel, l’abri contemporain.
La trilogie
Pour le premier volet de sa trilogie, il a exposé « In situ » de petites tentes éclairées dans le vide sanitaire de l’immeuble d’exposition de Poush. Elles semblent perdues dans un vaste espace délaissé, comme le sont les dessous de périphérique.
Pour le deuxième, à Saint-Séverin, il monte une tente qui occupe tout l’espace de la vitrine, la toile est une couverture de survie dont seuls les plis sont visibles au premier regard. Mais en bas, se trouve une anfractuosité sur laquelle on se penche : on découvre une minuscule tente perdue dans la reproduction du paysage du premier volet. C’est une allégorie de l’éléphant dans le couloir, la tente est tellement énorme qu’on ne la voit plus. Il faut une série de petits détails pour la percevoir avant de la découvrir.
La vitrine : « La vitrine », couverture de survie, lampe torche, maquette, miroirs et cailloux ramassés sur le camp de crack de Forceval et ailleurs.
Pour le troisième, en septembre 2023, la tente sera enfin dehors : sur le Socle, dans une configuration percutante.
Les qualités
La continuité : dans ce projet, ce sont les habitants (titre de la trilogie) qui sont au centre. Mais dans les trois volets, on ne les voit pas. La toile de tente est leur dernière peau fragile qui les protège des agressions du temps. Mais pas de celles de la ville et de ses violences. L’immigrant y est présent symboliquement comme le SDF l’est dans la tente ronde Quechua.
La capacité à s’adapter aux lieux. C’est probablement la constante de l’action artistique de Thibault Lucas, mais toujours à contre-emploi en jouant sur les échelles de perception. Dans sa conception de l’in situ, il révèle tout autant l’objet ou le sujet que l’espace occupé. Son Instagram est plein de ces projets troublants. Dans le cas de « Vitrine », c’est bien sûr la notion de vitrine qu’il interroge aussi en la saturant de brillant. Que voit-on ? Une vitrine occultée au milieu d’un grand mur gris, le temps du montage d’une nouvelle exposition ?
L’humour poétique : Thibault Lucas est un adepte des petits déplacements d’objet ou de concept. Le titre Vitrine tient de l’évidence. Le fait que l’on n’y comprenne rien et que l’on doive se baisser dans la position ridicule de voyeur pour découvrir ce qu’elle cache ? Le doré est un signe de richesse, ici la couverture de survie vaut quelques euros ! Une tente a une porte. Ici ce sont les murs. Absurde ! Sous la grande tente se trouve une autre petite. Et sous cette dernière ? En outre la lumière du jour et de la nuit font apparaître l’œuvre différemment. Parfois le soleil se reflète directement sur la vitre, puis sur la toile. On ne voit rien ! Et c’est beau.
Si le sujet, l’immigrant, n’était pas si sérieux, on rirait d’une telle œuvre qui semble ne pas se prendre au sérieux.
Vitrine est une belle pièce de land art urbain.
Jean Deuzèmes
Site de l’artiste
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Courte biographie
Thibault Lucas, né en 1984, vit et travaille à Paris.
Il est résident à Poush (Aubervilliers), ensemble d’ateliers bénéficiant d’un accompagnement artistique et de production. Pluridisciplinaire, il intervient surtout dans des lieux en retrait, en périphérie et dans les interstices de la ville.
Souvent par simples déplacements et agencements d’objets trouvés ou empruntés sur place, il se laisse guider par le lieu et ses contraintes, les matériaux et outils qu’il a sous la main, portes en pierre sous le périphérique, volcan dans une église, désert dans le hangar du Wonder… ou des tentes en papier sous un centre d’art : le motif de la tente est au cœur de son travail. Toujours en mouvement, son action à l’extérieur provoque des rencontres qui viennent nourrir chaque projet.