Dans les années 70, le minimalisme, l’abstraction et l’expressionnisme, qui avaient émergé dans l’Après-guerre et accompagné le triomphe du progrès et de la consommation, commençaient à fatiguer. De tous côtés, de la philosophie à l’architecture, la critique de la modernité, via la French Theory, réfute les grands récits structurant la société ou les arts et en décrète la fin. La culture et la pensée s’affirment comme plus complexes et témoignent de la fragmentation de la société, de l’individuation, de l’éclectisme populaire, de la force du cinéma et du mélange des genres. L’œuvre de Salle est emblématique de ce que l’on a appelé la post-modernité, à laquelle on a rattaché Basquiat, Kieffer, Penck, et en France Garouste, Combas, Alberola.
Si le protagoniste de la modernité fut auto-réflexif, se donnant des règles, l’artiste post-moderne recherche la transcendance au sein d’un monde matériel fragmenté, où ce qui a été jugé comme traditionnel (la figuration) coexiste avec de multiples sensibilités. On se trouve dans un contexte de catastrophe renforcé par une crise généralisée de tous les systèmes, comme le dit Achilo Bonita le grand théoricien italien. Qui plus est, la post-modernité refuse la notion de nouveauté qui, elle, est à la base de la modernité.
C’est ainsi que David Salle, lui, rassemble des images trouvées dans l’histoire de l’art, dans le quotidien et crée une esthétique qui secoue les conventions à partir des années 70
Il importe des techniques du cinéma, comme le montage et l’écran divisé dans ses tableaux qui comprennent plusieurs parties autonomes. Il créée des assemblages de références culturelles, les truffe d’allusions à Vélasquez, Cézanne, Magritte, Jasper Johns, se saisit de la photo de nu en atelier et introduit les représentations érotiques dans des cadres intérieurs avec tables et bouteilles, en forçant sur l’art décoratif. Les contextes originels des images et des styles disparaissent dans un mélange de sujets et de fonds. Il y a de la provocation, de la mélancolie, de la critique, de l’humour. On parle aussi de Bad Paintings. Il questionne les mythologies sur lesquelles les États Unis se sont construits. Il ne cesse de réinventer, avec beaucoup d’intuition. Mais on le reconnaît toujours, car il questionne la peinture, il se questionne.
En 2021, son ami peintre Eric Fischl rappelait dans le catalogue de « Tree of Life » combien la peinture est leur vie commune : « La peinture est notre matériau de base. Pour nous c’est l’essence de la vie ; la vie créatrice imaginée. C’est notre matériau sacré, aussi bien que notre désordre, notre chaos, notre soupe . »
En 2022, les tableaux de « This Time With Feeling » reprennent les mêmes principes : deux images étranges, mais qui s’alimentent l’une l’autre, bien que leur rupture soit patente.
Formellement, une partie supérieure - les 4/5 de la toile- représente des saynètes de la vie quotidienne dans le New-York des années 40-50, , avec ses couples qui se parlent ou sont en conflits, des groupes d’hommes dans leur intérieur ou avec leur voiture qui échangent, des animaux, des préparatifs mondains. Cette comédie humaine est muette, c’est un univers de caricaturiste dont il manquerait les bulles de répartie entre les personnages. Au spectateur de les imaginer. Ces dessins en ligne claire sont un hommage à Peter Arno qui faisait les couvertures du New Yorker, de 1928 à 1968 et que David Salle admirait pour « sa capacité à vendre un geste ou une situation avec très peu de coups de pinceau. » ( Catalogue de l’exposition) Le caricaturiste reflète l’effervescence de la ville, ce que le jazz ne pouvait pas faire. Comme la plupart des post-modernes, David Salle est un témoin social, mais lui n’est pas engagé, à la différence d’un Carl André ou d’un Beuys..
Les arbres sont traités avec le même geste, en couleur, sans feuille, comme si c’était l’hiver, ils marquent la fin de la série peinte par l’artiste, mais la stylisation rappelle d’autres représentations.
Celle de Cranach ou, plus encore, celle de Hannah Cohoon de la secte des Shakers qui, de 1823 à 1860, a représenté la vision spirituelle des croyants, des dons de l’Esprit sous la forme de fruits aux arbres, dans un style primitif. Cette peintre est une référence de la peinture américaine.
Or les arbres de Salle n’ont pas de racines visibles ; ces dernières se trouvent symboliquement cachées dans la partie basse qui reprend les codes de la peinture religieuse de la Renaissance, avec les prédelles des autels ou de leur leurs triptyques, dont le retable de Grünewald est le plus connu. David Salle ici fait dans le bizarre, dans l’allusion, avec beaucoup de liberté.
Les parties basses sont en effet étonnantes et expriment la part d’improvisation dont David Salle fait preuve, avec des taches, des collages de moquette peinte, des morceaux de corps peints : autant de références à l’expressionnisme abstrait américain, au surréalisme. Une représentation de la cacophonie de la vie moderne ? Ce sont ces mouvements artistiques qui constituent l’humus avec les racines de l’arbre supérieur. Tout se passe comme si l’arbre de vie symbole de l’immortalité était aussi un arbre de l’art immortel. Ces scènes parodient peut-être le mythe de la créativité, entre un artiste et une muse, auquel les scènes de couple issues des couvertures de Arno font penser.
Dans l’Ancien Testament Gn 2.09 [1], l’arbre de vie coexiste avec l’arbre de la connaissance et l’ensemble, ceux du paradis perdu, devient chez l’artiste une invitation à revenir sur la distinction du bien et du mal, sur la connaissance et l’ignorance. Il n’est pas dans le champ religieux, plutôt dans le champ social et surtout artistique. Il fait coexister les deux en images, il affiche la multiplicité des points de vue comme tout post-moderne.
Avec lui, les couples de Newyorkais deviennent des Adam et Eve du temps présent qui se font face. Les arbres peints sont dans un Eden de petits bourgeois. Si sous ses pinceaux ce paradis est risible, l’artiste ne prend pas parti, il laisse le spectateur juger. Il l’exprime en ne dissociant pas l’humour et la mélancolie, sans tristesse, avec émotion. Le sous-titre de la série trouve alors son sens : « Cette fois avec des sentiments. »
Cette série témoigne de la permanence et de la pertinence de ce qu’on a désigné sous le terme de post-modernité ou encore de New Image Painting qui dans l’ambiguïté stimule la curiosité et l’émoi. Le spectateur est invité à se plonger dans les flux continus de l’art, avec ou sans collision formelle, avec de multiples références à rechercher. David Salle puise dans le fond religieux de l’humanité, mais est bien loin de créer une piété populaire ou d’interpréter la Genèse, comme le fait Gérard Garouste. Il se contente de lui donner une actualité sociale aujourd’hui en utilisant des dessins d’il y 50 ans.
Dans la vingtaine de toiles présentées, c’est la permanence de l’arbre et des caricatures de Arno qui surprend et non plus l’extraordinaire explosion des tableaux dont on avait l’habitude. Son arbre cache-t-il une forêt à venir ?
Jean Deuzèmes