Un style, une esthétique : artisanat intégral et engagement
Les deux premières œuvres à l’entrée de l’exposition donnaient le ton et rappelaient comment Pierre, né en 1950, et Gilles, en 1953, fabriquent leurs images.
Le tableau accroché sur un mur jaune et bleu respectait les règles habituelles de ces artistes qui vivent et travaillent dans leur maison atelier de la région parisienne, mais sont intégrés de fait à un vaste réseau de personnes, des amis ou des modèles désormais découverts sur Instagram et dont le profil les intéresse. Ainsi, parmi leurs connaissances ukrainiennes, ils ont sollicité Bogdan Romanovic, modèle pour les photographes de mode dans le monde (Vogue par exemple), ou encore Olga Sklyar, influenceuse pour des marques de luxe. Un critère de choix fondamental est leur beauté, puis leur capacité à entrer dans le projet malléable des artistes, dont l’inspiration peut être en attente durant des années [1], mais qui ici s’est concrétisée rapidement.
Après discussion avec le modèle, les deux artistes ont monté une réelle scène de théâtre avec des châssis emboîtés, tendus de voiles auxquels leur assistant a accroché des objets de plastique, trouvés dans tous les lieux ou des magasins bon marché, formant un univers kitsch souvent féérique ou en rapport avec le sujet, parfois avec un peu de fumée d’appoint. Le modèle est généralement associé à certains paramètres de la prise de vue, mais aussi au produit final, puisque le numérique permet de faire des choix collectifs. Pierre prend la photo, frontalement comme chez les anciens maitres, et l’imprime sur une toile fine. Gilles peint ensuite à l’acrylique, les deux artistes prolongeant la production de l’œuvre devenue alors unique par un cadre spécifique prolongeant la toile, là encore à partir de matériaux factices.
La promesse (Bogdan Romanovic), 2022, 165x115
Dans « La promesse », le modèle pleure au milieu d’un paradis perdu, mais à retrouver, fait de fleurs jaunes et bleues. Il tient un bouquet de coquelicots, rouge sang, symbole de la consolation et surtout symbole de commémoration de la Première Guerre Mondiale. La colombe de la paix et l’auréole donnent des allures religieuses, les tableaux du baptême du Christ étant la référence : le jeune est reconnu par une instance supérieure et reçoit une promesse, une mission de libération. Mais contrairement à beaucoup de leurs œuvres où la nudité est présente, le modèle est habillé toutefois de manière spécifique : un débardeur, appelé Marcel, que portaient les acteurs des 60’s comme Marlon Brando et qui est entré dans la mode homosexuelle. Avec cette œuvre, les artistes expriment leur empathie pour un peuple, représenté par sa jeunesse, qui souffre. L’iconographie religieuse vient accompagner la visée politique. Pierre et Gilles mélangent tous les registres, ils ne veulent pas de pureté stylistique. La guerre en Ukraine, qui les touche beaucoup, n’est pas abordée sur un mode cruel ou trash, mais presque mystique, avec introduction de force lumière, qui joue souvent un grand effet dans les œuvres. Les artistes qui expriment facilement l’amour le font, ici, pour un peuple.
Les moissons du chagrin (Olga Sklyar), 2022, 150x110
Ce tableau a des traits proches du précédent. Avec son nom associé au titre, cette jeune femme, qui n’est plus une anonyme, a sa part dans la construction de l’œuvre. Ici, pas de référence religieuse explicite, mais essentiellement des attributs ukrainiens, le blé et la couronne de fleurs portée dans les fêtes populaires, y compris religieuses. Sa jeunesse est arrêtée par la guerre, mais son regard et son port d’une arme (factice), tandis que les avions dans le ciel qui se substituent aux papillons, témoignent de son chagrin, mais aussi de la fermeté de son choix de combattre. À côté des coquelicots rouges, les bleuets de France, signes de la mémoire et de la solidarité envers les anciens combattants. Alors que leurs tableaux sont généralement dans une ambiance Queer, ici pas de nudité, le sujet est grave. Olga est habillée simplement, les propos des artistes se concentrent sur la guerre, mais avec une espérance dont témoigne le cadre aux couleurs de l’Ukraine, avec épis, fleurs et papillons. Même au cœur de la guerre, Pierre et Gilles mettent de la beauté, de l’espérance et introduisent une profondeur dans leur esthétique pop, très maitrisée. Ils accordent aux femmes une place égale, ce qui est un trait de l’art des deux artistes.
Le religieux, un marquage étrange et permanent.
Leur travail en commun s’est précisé à la fin des années 70, à l’occasion d’un voyage au Maroc où ils ont remarqué la pratique des photographes populaires, sur les places de marché, de corriger grossièrement les photos de touristes avec de la peinture, de les saturer. C’est en Inde, ensuite, qu’ils ont découvert la place du religieux dans l’espace public : « On était très surpris de voir Sainte-Thérèse de Lisieux, très colorée au milieu d’une place d’un petit village, de voir des Saint-Sébastien. »(Entretien France Culture 8-12-22)
La potentialité de cette perception du religieux est alors revenue en force chez eux, mais elle existait déjà.
Gilles, né au Havre et appartenant à une famille de classe supérieure ayant une bibliothèque solide, a reçu une formation catholique, a été enfant de chœur même s’il reconnaît avoir été plus intéressé par les vitraux et les œuvres visuelles. Pierre, né à la Roche-sur-Yon dans un milieu modeste s’est formé au contact des autres et s’est familiarisé à un catholicisme populaire, « J’adorais la Vierge » disait-il à France Culture. Comme Gilles dit avoir choisi une voie opposée à sa famille, c’est l’attrait pour le populaire, y compris religieux, qui a été un de leur ciment artistique.
Ce temps de la jeunesse, leur optimisme, leur homosexualité reconnue par leurs proches et le monde de l’art, ont entretenu le goût de la fête et du bonheur de vivre, une appétence à aimer les autres et les images, le terme « J’adore » revenant souvent dans leurs propos. Leur « cheminement met en lumière leur attrait pour le sacré, les figures bibliques et la peinture classique ». Présentation de la « Fabrique des idoles », 2020.
À une époque où la musique pop a pris beaucoup d’importance, les stars sont devenues des idoles païennes adulées, adorées par leurs fans à la manière des icônes religieuses, par porosité sémantique et visuelle. Lors d’une exposition à la Philharmonie en 2020, les 110 portraits de la « Fabrique des idoles » ont revisité la peinture religieuse classique tout en rendant le plus grand hommage aux chanteurs et chanteuses, Sylvie Vartan étant au sommet de leur panthéon. « Peu à peu a germé en nous l’idée de représenter les idoles de la pop comme des icônes religieuses. Les chanteurs sont un peu les idoles païennes de notre époque. » (Entretien avec Carole Kittner, Tribune de Genève 10-11-22). Leur Instagram est truffé dès la page d’accueil de l’expression de leur sensibilité aux figures religieuses.
Cet itinéraire a commencé par leur interprétation visuelle du grand mythe de la Bible qu’est Adam et Ève (année 80) et qui a imprimé une marque durable. Une grande partie de leur œuvre est la retrouvaille avec l’Eden premier, celui du bonheur, de la liberté, de l’insouciance et de la vérité qu’ils n’ont eu de cesse de construire comme cadre de très nombreux tableaux, alors que les sujets ne sont pas religieux. Ils ont ensuite décliné des thèmes spécifiquement chrétiens, car le christianisme est une religion de l’image : « Saint Sébastien », « La Madone au cœur blessé », « Le Christ aux outrages ». Ils ont abondamment puisé dans le style saint-sulpicien, très populaire, mais en lui donnant une autre signature, plus factice, en décalant les sujets, en y mettant des messages personnels, en partageant leurs découvertes
L’esthétique de Pierre et Gilles est là : ils utilisent l’imagerie religieuse, classique que l’on repère facilement, ils réinventent le religieux populaire et l’introduisent dans des sujets de société via l’invité.e, parfois des inconnus, souvent une personne connue, qui perçoit l’invitation à être visuellement acteur d’un personnage comme une reconnaissance amplifiée. Quel est le plus important ? Le titre ? Le nom du modèle ? Ses gestes et sa pose ? Les différents plans factices de la scène photographiée ? La symbolique religieuse ?
• Sainte Mary MacKilliop, 1995, la première sainte catholique australienne, béatifiée la même année que la production de cette photo par Jean Paul II, sous les traits de Kylie Minogue, chanteuse et actrice australienne, sur un cheval de fête foraine.
• La Vierge Noire (Adut Akeche) 2018, sous les traits d’une réfugiée soudanaise en Australie, devenue l’un des mannequins noirs les plus demandés.
• Et bien sûr un grand nombre de Saint Sébastien dont la représentation est devenue un symbole homoérotique et une icône homosexuelle. Leur Black Sebastian Symphony (Silverio Lopes) 2020 est associé à un autre thème fréquent : la mer comme dépotoir de plastique, comme symbole du dérèglement et de l’effondrement de la civilisation (les colonnes brisées) et d’un engagement écologiste.
Les images religieuses : une spécificité ou un simple glissement de modèle ?
L’objectif de Pierre et Gilles est de révéler un personnage que représente le modèle, l’iconographie religieuse ne survient qu’ensuite parmi d’autres possibles. Le repérage et la rencontre du sujet sont donc premiers.
Ils se font dans des milieux que les artistes fréquentent, les milieux littéraires ou artistiques (où s’exprime notamment la sensibilité Queer), mais pas uniquement. Trois exemples significatifs :
Celui qui écrit avec son cœur (Édouard Louis) 2021, 136 X 108
L’écrivain Édouard Louis, de son nom Eddy Bellegueule, est au cœur de débats littéraires et politiques récurrents, il est représentatif des transfuges de classes (à l’instar Annie Ernaux ou de Didier Erebon) et a pris sa mère et son père comme sujets de ses livres pour parler d’eux en des termes parfois qualifiés de violence sociale par les critiques. La question de la non-reconnaissance de son homosexualité par un milieu pauvre prolétaire y était centrale.
Apprécié pour ses combats politiques, mais aussi pour sa beauté, il fut invité à discuter avec Pierre et Gilles de sa place dans la littérature, ainsi que des racines de leur admiration mutuelle : « On lui a posé des questions. Édouard nous a dit que quand il écrivait, il le faisait avec son sang, avec tout son corps. C’est ce qui est au fond de lui-même qui est l’encre de son écriture. […] Alors on a commencé réfléchir à partir de ça. Comment faire apparaître le sang ? Et on a eu l’idée mettre un cœur au centre du portait, voilà. […] Après ça, on a pensé aux roses, parce que dans les roses, il y a les épines et que ces épines pouvaient représenter les souffrances qu’Édouard Louis raconte dans ses livres. […] Et l’image en fin de compte ressemble, c’est vrai à l’image d’un Christ, à quelque chose de religieux. Mais ça n’a pas été l’idée au départ. » (propos de Gilles dans le catalogue). Ils actualisent, en couleur et avec joie, les images dévotes du XIXe, celles du Sacré Cœur. Ils font de l’auteur-modèle au centre de nombreuses critiques l’image d’un martyr qu’ils aiment, notamment car ils partagent les mêmes valeurs du populaire, et l’auteur le leur rend bien en écrivant un long article dans leur catalogue. Avec ce type d’œuvre, les plasticiens manifestent leur empathie, et cherchent à réconcilier les gens avec eux-mêmes, notamment les jeunes qui vivent leur homosexualité dans une certaine honte.
Lucifer (Jean-Louis Le Floch) 2021 , 167,5 x121,5
La question du mal occupe une place récurrente dans l’œuvre de Pierre et Gilles. Cette photo sombre, dont le modèle est un mannequin de la scène gay, fait explicitement référence à une sculpture qui a fait scandale, l’Ange déchu, œuvre de Joseph Geefs, commandée et installée en 1842, puis refusée par l’évêque. Paradoxalement, elle fut remplacée par le Lucifer de son frère Guillaume Geefs, une statue de marbre plus provocatrice encore, installée en 1848 au centre de la chaire de la cathédrale Saint-Paul de Liège. À une époque romantique où l’esprit gothique réhabilitait Lucifer, il s’agissait d’exprimer la victoire de la religion sur le mal. Pierre et Gilles ont donc proposé à Jean-Louis Le Floch de jouer le personnage avec les mêmes ailes et la chaîne au pied. Contrairement au modèle du XIXe, pas de larme. (https://unebrevehistoiredart.com/2021/08/15/scandale-a-la-cathedrale-une-sculpture-controversee/ ) Cette photo montre avec humour que leur art sait citer des œuvres officielles de l’Église, et qu’ils sont dans la continuité et dans l’esprit du temps, celui des jeunes, ceux qui ne viennent plus à l’église…
Le baiser de Judas (Jesus Zarkin et Reda Kachari) 2021, 171x130
Cette photo, dont les modèles sont des mannequins connus, est la plus proche des représentations religieuses traditionnelles, avec des codes très prudes (pas de nu, Jésus en blanc, Judas en noir) et des lances en arrière-plan. Elle est belle et tout en retenue. Une rencontre entre deux hommes sur le mode du hug contemporain, importé des milieux gay, traduisant une tendresse et une reconnaissance analogues à celles dont parlent les artistes à propos des rencontres avec leurs modèles en atelier. Le prénom du modèle principal, Jesus, a probablement pesé dans le thème de la photo. Cette œuvre peut être perçue comme une illustration très fidèle des textes de saint Marc ou de saint Luc. Le modèle incarne le personnage de Jésus, alors que Instagram le présente tout autrement, dans un milieu de mannequins gay. Les interprétations sont ouvertes : Peut-on relier le regard de la photo de 2021 aux paroles de Luc 22.48, dans une sensibilité gay : « Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? »
Est-ce aussi une référence au temps du Covid où se jouait l’interdiction du baiser, avec le manque et les risques que l’autre faisait porter. Cette œuvre pose finalement la question de la sincérité.
Le Queer dans les représentations religieuses
Des représentations post iconiques, post sulpiciennes.
De la même manière qu’ils affichent une homosexualité heureuse, ils font de leur sensibilité religieuse, datant de leur enfance, une normalité de leur vie.
Si le marquage émotionnel religieux par des souvenirs d’enfance a été souligné par de nombreux écrivains [2], Pierre et Gilles en ont fait une ressource. Cependant leur singularité à s’exprimer uniquement par le portrait, en outre le face-à-face, et non les grandes scènes religieuses narratives, avec de nombreux personnages, a « limité » leurs représentations à des corps en situation : des représentants du mal ou des anges, des saintes et saints, des Christs. On a pu faire un rapprochement facile avec une tradition sulpicienne, mais c’est une erreur.
Ils reprennent quelques codes classiques comme la position des Vierges, à l’Enfant ou non, mais ils sont loin de la reproduction mécanique des mêmes images et de cette fadeur qui incitait les fidèles au recueillement et à la prière : tous les tableaux sont colorés et différents. Les modèles ne sont pas déconnectés des réalités terrestres et ne jouent pas le simulacre d’être dans les réalités célestes. Contrairement au décret sur les saintes images du Concile de Trente (1563) rappelant que « toute indécence sera évitée, en sorte que les images ne soient ni peintes ni ornées d’une beauté provocante », cela s’appliquant aussi à la nudité de l’Enfant Jésus, Pierre et Gilles affichent les corps, et c’est par la tendresse de l’image et la beauté explicitement incarnée qu’on accède à leur art. Des représentations vieillottes ils font du nouveau. Ils ont une esthétique marquante et forte, souvent réjouissante, que l’on reconnaît immédiatement : « On aime idéaliser, mais on parle aussi de la mort, du mystère et de l’étrangeté de la vie. Il y a autant de douceur que de violence dans nos images. » (Hélène Couturier. Photographie contemporaine mode d’emploi (éd. Flammarion, 2011).
La porte de l’Enfer (Clément Grobotek), 2022. Le modèle très populaire dans les réseaux sociaux a publié un livre “Moi j’embrasse” qui exprime sa dégradation d’escort boy, toxico, alcoolique qui a retrouvé sa dignité.
Si, au XIXe, la « voie du cœur » qui ouvrait à un sentimentalisme religieux jugé trop proche du monde de l’enfance a été vivement encadrée par le clergé et l’Église, c’est cette voie qu’ils ont choisie. Mais leur merveilleux est très différent, fait de kitsch et de surprises.
Les tableaux reprennent la forme des icônes dans l’immuabilité de plain-pied et le face à face, mais le modèle auquel elles sont fidèles est celui que les deux artistes ont invité et inscrit dans leur projet. Et cette personne photographiée représente seulement un personnage : un saint, une Vierge, un Christ, etc, sans être une médiatrice de l’accès au divin. Pierre et Gilles s’éloignent ensuite des codes de l’icône et utilisent toutes les libertés de l’image. Ils ne revendiquent pas de faire un art chrétien, ils ne délivrent pas un message de salut, mais d’amour entre les humains. Le christianisme est pour eux une culture, une conviction, une mémoire vive, une morale. Leur art n’est pas confessant, mais un témoignage de la réelle force créatrice de leurs racines religieuses, qui a sensiblement évolué.
Une place dans l’art Queer
Si on reprend l’idée d’Édouard Louis que les œuvres de Pierre et Gilles visent à « rendre à nouveau le désir et le corps subversifs » (Catalogue de l’exposition Templon p.13), les photographies religieuses sont particulières, mais ne peuvent être dissociées des autres. Cette exposition « Les couleurs du temps » couvrait un large champ, de l’Ukraine à des questions d’identité sexuelle, en passant par les phénomènes d’exclusion sociale, la dépénalisation des drogues douces, la tolérance religieuse ou le réchauffement climatique. L’iconographie religieuse amplifiait le propos, le raccrochait à la tradition de la peinture, renouvelait l’atmosphère de la religion populaire, proposant des portes de sortie à l’angoisse du temps. Elle est fondée sur des références simples de la piété, celles que les artistes ont gardé de leur jeunesse, dans un registre limité que la plupart des spectateurs connaissent encore généralement (La Vierge, Jésus, Saint Sébastien). L’affichage du religieux relève de la sensibilité diffuse de Pierre et Gilles adolescents dans les années 60, admirant Sylvie Vartan, ils n’abordent pas les débats qui secouent l’Église aujourd’hui. Et cela fonctionne bien, car ils ne dissocient pas cette expression de la question sociale ou politique abordée par la culture Queer. Ce croisement des registres propose des références communes, car les images sont hautement Instragramables [3]. On ne prie pas devant les saints de Pierre et Gilles, comme du temps des vignettes de première communion, on les montre sur son portable en signe d’appartenance à une communauté ou de large ouverture culturelle.
La beauté et le traitement surprenant des sujets ne rassurent pas, mais questionnent et peuvent susciter l’adhésion. « La contemplation d’une image éveille en nous des envies, des désirs, des mystères. [...] Une image a le pouvoir de nous emmener à l’obsession, au bonheur et à la mort. Elle seule peut nous arracher le cœur. [...] ». (Entretien avec Jérôme Sans, 2001). Leur religiosité est probablement très efficace, car leurs images sont formellement nouvelles, s’adressent à un autre public, sont largement diffusées et jouent sur une sensibilité plus chaude que celles de la presse religieuse traditionnelle, méfiante à l’égard du corps. Or l’émotion est très valorisée aujourd’hui, sur tous les sujets, de la politique à la culture.
Ci-contre Cœur Magique (Chaelin CL), 2016. Le modèle est une rappeuse sud-coréenne connue.
Ces œuvres appartiennent à une époque qui produit et consomme beaucoup d’images Queer, parce que celles-ci se sont banalisées dans le mode occidental, notamment dans la mode, même si les luttes demeurent encore vives. Pierre et Gilles vont chercher des modèles qui viennent d’un autre monde, celui où l’interdit fonctionne. Ils choisissent aussi des marginaux, des exclus, personnages que l’on retrouve dans les représentations religieuses traditionnelles.
Après les années 60-70, où la photographie affirmait la culture gay et la faisait sortir de sa marginalité, y compris par des inclusions religieuses provocatrices et iconoclastes, les années 80-90 ont vu les photographes se situer dans le monde hétéro pour bousculer le monde des représentations religieuses (cf. Voir et Dire : >>> Andres Serrano ou >>> Bettina Rheims ). C’est aussi le temps où Pierre et Gilles ont subverti progressivement, sans scandale frontal, en jouant de l’appropriation des représentations gay par la culture dominante, en lui donnant un aspect léger, factice et de paillettes, sans tabou.
Le nu occupe une place importante dans toute leur œuvre, mais ils le modèrent largement dans les thèmes religieux ou bibliques (sauf Adam et Ève ou David et Jonathan qui s’y prêtent). En effet, ils ont un grand respect à l’égard de la religion de leur enfance, et ils abordent le corps non pas crûment, mais comme un canon de beauté, selon des modèles retrouvés de proportion. Ci-contre C’était Le Paradis (Daniel Nikiforov), 2022 Le modèle est un mannequin berlinois pour de grands marques de vêtements.
Ces artistes heureux de peindre veulent apporter du bonheur et mettre les saints et les pécheurs sur le même plan que les hommes et les femmes, et tous ceux qui sont dans une identité fluide, les connus et les inconnus. Ils ne représentent plus seulement le Paradis d’avant la chute, mais un monde où les expressions des différences sont possibles, race, couleur, genre, physique, âge, sans jugement ni hiérarchie. Ils le font avec légèreté et gravité, ils ouvrent sur des différences à accepter, qui constituent des richesses que le public apprécie. C’est un des fondements LGBT. Le succès de l’œuvre de Pierre et Gilles dépasse ces milieux ; les jeunes générations s’y retrouvent et restent en contact avec des effigies religieuses, simples, non blasphématoires.
Ces images faciles d’accès et passant par le Queer ne transmettent-elles pas certaines valeurs chrétiennes ? Créer de la joie et du bonheur en font certainement partie. Le religieux est bien là, mais Pierre et Gilles réinventent surtout une piété populaire, en y introduisant le sens de la fête et de l’identité à défendre chère au monde Queer.
« L’art de Pierre et Gilles est un art de voleur , au sens de Jean Genet, un art qui va voler dans tous les mondes, dominants et populaires, sans se soumettre à aucun d’eux. » (Édouard Louis, catalogue p.20 )
Il est intéressant de noter que c’est une institution privée, la Galerie Templon, qui introduit sur le marché des artistes faisant écho à un référent spirituel et religieux dans leur travail : successivement Gérard Garouste et Pierre et Gilles.
Jean Deuzèmes