L’inquiétude que l’œuvre suscite parfois, aux antipodes d’une quelconque gratuité provocatrice, n’est rien d’autre que l’authenticité des face à face de l’artiste gantois avec lui-même et les entrailles de la vie de la matière minérale, animale, végétale ou chimique : « Vous savez, explique le peintre (qui est aussi céramiste, sculpteur, pastelliste, orfèvre et designer), quand on frotte de la main une plaque de cuivre, rien apparemment ne change. Quand on observe cette même surface grossie 100 000 fois, on aperçoit un véritable champ labouré. A 300 000, on visualise le presque rien. Cela signifie qu’il existe bien des multitudes de réalités. » Issu d’un milieu pauvre, l’artiste flamand est aussi un révolté social et un infatigable pédagogue interpellant, provoquant, accompagnant et activant l’esprit de curiosité et d’aventures de ceux, étudiants, scientifiques, artisans, philosophes et poètes, qui auront croisé sa route. Parmi eux aussi, les amateurs qu’il aura reçus, le dimanche matin exclusivement, chez lui, au cœur de sa tribu familiale. Et uniquement ce jour car il a tant à faire et si peu de temps à consacrer au sommeil. « Quatre heures par nuit, dira-t-il. Entre insomnies et hallucinations. »
Approchons donc de cette maison. Avec ses murs de brique aux textures des tableaux de Permeke et sa géométrie orthogonale rythmée par de grandes baies vitrées, elle est d’une beauté farouche et sereine, conçue semble-t-il de manière centrifuge, du dedans vers le dehors. Autour, au-delà des terrasses, la terre est couverte de graviers jusqu’à l’étendue herbue dans laquelle se sont enracinées de grandes tranches d’arbres comme autant de disques énigmatiques. Approchons. Approchons des bronzes disposés comme des acteurs sur le sol de pavés sombres. Du bronze encore, mais en faible relief, couvre sur plusieurs mètres le mur de l’entrée. Entrons.
D’emblée, on est happé par un monde qui n’est plus ni d’ici ni d’ailleurs. Les murs aux sonorités d’un rouge sang de bœuf soutiennent la présence d’œuvres sombres et étincelantes à la fois, entremêlant le travail de l’artiste et celui d’autres, anonymes, venus d’autres univers. La lumière est belle, dorée. L’ombre, veloutée. Dans le salon, Octave Landuyt parle, un bol de soupe dans la main, assis dans un canapé de cuir tendre. Autour de lui, d’autres œuvres sont disposées avec soin, soclées ou encadrées avec précision dans des matières nobles, précieuses, justes. Là, une céramique d’un rouge incandescent, là, une grande peinture d’un visage hors du temps, un bas-relief aux allures de concrétions rouillées, un objet ethnique.
Le peintre s’entretient avec un amateur d’art. Il parle, démontre, explique, développe, raconte. Il parle de la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom, des fractales de Mendelbrot, des courbes de Gauss, des structures dissipatives d‘Ilya Prigogine avec lequel il s’est si bien entendu. Oui, tous ces savants, mais pas qu’eux, l’ont éveillé à d’autres réalités dont son travail est l’écho. Il parle aussi de Léonard de Vinci, de la technique des potiers aztèques, puis revient vers la philosophie, passant du zen au « Presque rien » de Vladimir Jankélévitch. Puis, il se souvient, revit les expériences de son passé. Son grand-père cordonnier et chanteur d‘opéra dans la petite maison où toute la famille vit rassemblée. La porte toujours ouverte aux saltimbanques, ses voisins, anars et joyeux. Il évoque son premier chat noir, Turco qui reviendra hanter sa peinture. Il s’attarde sur ses rapports à la couleur rouge.
Il avait 7 ans quand, en face de sa maison à Ecklo où ses parents déménagent, il voyait un bâtiment où, d’un côté, crépitait le feu d’une forge, de l’autre, un abattoir où coulait le sang des animaux. La vie, la mort. Le rouge, plus tard, des drapeaux brandis par la misère des ouvriers durant les années 30 et plus tard encre, celui des destructions provoquées par les bombes lancées sur la ville martyre de Courtrai. La révolte, la destruction. Le rouge ou plutôt les rouges du peintre aussi qui, aime-t-il rappeler, sont, comme toute œuvre d’art, des matières vivantes obtenues en broyant la vie des pierres, de la terre et des espèces particulières du végétal ou de l’animal : « Saviez-vous que les bruns sombres des toiles de Permeke ont été obtenus avec du noir fabriqué à partir de momies égyptiennes ? » Landuyt se lève. Il a un petit sourire aux lèvres.
L’atelier
L’endroit, inondé par la lumière qui traverse une immense vitre, est d’une surprenante propreté. L’espace pourtant est habité par des oeuvres anciennes et d’autres, en chantier. Il y là les chevalets, l’un ou l’autre projecteur, des toiles entassées les unes derrière les autres ou déposées sur le sol. Aux murs, d’immenses peintures lourdement encadrées. Et, dans les interstices de cet espace, parfois sur une table basse ou une tournette, des sculptures achevées ou non, des bombes, des tubes de couleurs, pastels et pots divers. Entre encore, ses modèles du moment : une amphore méso-américaine, un tapis ancien et, à même le sol, un oiseau momifié. Plus tard, ils rejoindront le salon, les couloirs et, surtout, le sous-sol où sont rangés avec soin, bien d’autres curiosités naturelles et artefacts venus d‘Asie, d’Afrique ou encore du monde méso-américain. Il s’agit donc, en acquérant ces objets, moins d’une passion de collectionneur que d’une recherche qui alimente une investigation de la réalité. Cela peut être un cabinet à miroirs, un masque africain recouvert de sang coagulé, une momie, une tourelle, une pierre ou un foetus dans un bocal.
Tout enfant, Landuyt collectionnait les papillons et c’était déjà pour comprendre le mécanisme responsable de l’apparition des couleurs des ailes. Au fil des ans et d’une réputation qui allait grandissante, il put acquérir des pièces rarissimes tout en privilégiant par exemple, des objets naturels qui ne relèvent plus tout à fait ni de la zoologie, ni de la botanique et auxquels on attribue souvent le nom de « monstres ». Des exemples qui révèlent, à travers un programme naturel perturbé, des formes considérées comme des erreurs. En réalité, il y recherche des mécanismes agissant dans les entrailles du vivant et qui, sous des formes « déformées » voire en effet monstrueuses, révèlent, comme le dit aussi son ami le physicien et chimiste Ilya Prigogine, une des clés non seulement de la réalité, mais aussi du processus créatif. Quant aux objets ethniques, leur présence, leur poids, leur texture lui offrent une vérité lourde de sens où tout est lié, la fonction, l’usage, le sens magique, la technique et la forme : « L’artiste qui produit de telles oeuvres, explique-t-il, possède quelques mètres d’avance sur le philosophe qui s’alimente à la seule lecture. »
C’est donc dans cet atelier, Mona n‘est jamais loin, qu’il travaille en solitaire. Mais, pour les grandes pièces en céramique ou pour les sculptures monumentales en bronze qu’il crée à partir de ses 70 ans, il abandonne cette solitude pour rejoindre, dans des structures plus vastes et plus outillées, le plaisir du faire « en équipe ». Cependant, dans la maison, un autre atelier, accroché en mezzanine du premier, révèle une autre face de l’univers Landuyt. Il ne s’agit plus de manier le pastel, l’huile ou la terre, mais de convoquer l’exceptionnel, l’or, les pierres précieuses et semi-précieuses ainsi que d’autres fragments du monde naturel : les perles, l’ivoire, l’os, les coquillages, les fossiles mêlés ainsi au jade, à l’émeraude, au saphir, à l’agathe, au rubis. Il en fait des colliers, des bracelets, des boucles d’oreille qui ont davantage l’apparence des parures égyptiennes ou aztèques que le seul éclat qui se vend du côté de la Place Vendôme. Parfois, au pinceau fin, il peint au cœur de sa composition, sur un disque d’ivoire, un visage, rouge le plus souvent.
L’œuvre de A à Z.
Tout commence quand, à neuf ans, Octave Landuyt, encouragé par sa mère, convainc la direction de l’académie des Beaux-arts de Courtrai de l’accepter comme élève. L’enfant est doué. Doué aussi pour l‘étude des mathématiques qui le passionne tout autant. Comme ses observations des reptiles et autres bestioles habitants d’une mare, son terrain de jeu. Nous sommes en 1931. Comme il est d’une santé fragile, sa mère lui fait boire du sang animal acheté dans l’abattoir voisin et dont il garde encore aujourd’hui la saveur salée dans la bouche. Puis vient la guerre, l’exode et ses spectacles d’horreur et de destruction, le retour à Courtrai, le travail obligatoire puis la clandestinité. En 1940, le Portrait de sa mère relève d’un réalisme solide, charpenté.
Mais bientôt, le souvenir des silences, des attentes et des menaces liées au bruit des armes vont amener des œuvres habitées par le silence et le temps suspendu traités dans une technique lisse en glacis. Pour certains, il s’agissait d’une forme de réalisme magique. Il est loin pourtant de la rêverie. En déformant les visages qui deviennent lunaires et fixent le ciel ou le lointain, le peintre vise autre chose que le réalisme narratif, une authenticité comme dans l’œuvre de Permeke qui, dès 1958, l’amène à approcher son oeil de l’épiderme des corps. Ce rapprochement le conduit vers les textures de la peau de têtards, de grenouilles ou encore de tortues (une oeuvre aujourd’hui au MOMA). Dans les mois qui suivent, Il approche encore l’objectif, rejoignant les recherches de la photographie macro.
C’est alors qu’il rejoint l’université de Gand où a été installé le premier microscope électronique. Visualisant ainsi les sous-structures du vivant, il compose des œuvres en gris d’abord, en couleur ensuite. Des grands tableaux méticuleusement peints (on songe aux Primitifs flamands) dans lesquels la cécité de certains critiques ne verra qu’une énième variation de l’art abstrait. Ce sont les « Surfaces essentielles » des années 1960-63. Il a 41 ans. Frappé par une crise cardiaque, il voit la mort en face. Et de là, celle des autres au temps de la famine du Biafra.
C’est aussi le moment où ses modèles changent. Grâce à l’intervention d’Henri Langlois avec lequel il est entré en contact lors de séjours à Paris, il acquiert une véritable momie péruvienne et revient à la macro pour peindre des visages et des animaux. Parmi eux un perroquet inspiré par une autre momie dont le rendu des textures s’adapte à un processus créatif nourri de l‘expérience des surfaces essentielles autant que par la topologie de René Thom et les systèmes instables de Prigogine. Depuis, l’œuvre se développe, mêlant parfois aux peintures ou aux sculptures des fragments venus d’ailleurs, mais toujours creusant toujours davantage les savoir-faire du monde, les hypothèses scientifiques et les pouvoirs de la poésie.
Guy Gilsoul
L’oeuvre de Landuyt est aujourd’hui représentée par les galeries WM d’Anvers et Mijlpaal de Heusden-Zolder (qui dans une exposition qui se termine le 27 février place quelques œuvres de Landuyt au cœur d’autres par lui influencées).
Messages
1. Octave Landuyt. L’irréalité du réel, 9 février 2023, 21:00, par monnier
j’ai découvert ce peintre à l’instant en lisant j’ai juste envie de tout voir.... merci J2M d’être une lumière pour moi qui ne voit pas bien encore