L’Odyssée de la Grande Ourse
Le bateau est blanc, comme le revêtement du socle, il est porteur d’étranges formes rappelant des graphes urbains qui ont compté pour les artistes. L’ourse, en carton de récupération enduit d’un vernis transparent protecteur, est plantée, sûre et paisible avec son fanion peint de la constellation de la Grande Ourse, et regarde dans la direction du chœur de l’église. Elle va de l’avant. Le bateau avec ses petites maisons construites en bois transporte la ville entière.
Pour la première fois, l’association 6M3, qui anime le Socle, a négocié avec la copropriété voisine le droit d’écrire sur le mur un poème dans un grand disque rouge, parsemé d’étoiles, qui fait corps avec la sculpture. Il invite à suivre une odyssée mystérieuse derrière la Grande Ourse :
’Sans Vagues ni Murmure’
Il y a bien longtemps, dans le lointain du ciel
Sept étoiles dorées dans la nuit palpitèrent :
Rêvant d’ailleurs, la Grande Ourse au regard lunaire
Traversa l’immensité du vide éternel.
Depuis lors, parcourant le triste et vaste monde
La silencieuse vigie aux larges prunelles
Contemple la vaine agitation des citadelles :
Les foules fades et les âmes vagabondes.
Tombé de haut, il faut poursuivre l’aventure.
Est-ce ainsi que les étoiles vivent ? - on l’ignore.
La sentinelle nostalgique aux yeux de phosphore
Déploie son étendard, sans vagues ni murmure.
Car du néant vient toute chose. Par quel mystère ?
En poussant à l’ombre des rêves éveillés.
C’est ainsi qu’éclosent des contes oubliés,
Comme l’histoire des sept points dans la nuit qui tombèrent.
Des détails qui comptent
L’Odyssée de la Grande Ourse est truffée de détails qui insufflent du sens. Des villes comme Berne, Berlin, Bruges, Madrid et même Dinard ont pris l’ours comme symbole. Les artistes ont eu, de manière involontaire, la grande élégance de glisser l’animal dans le symbole même de la Ville de Paris, un bateau.
Dans le bateau ils ont placé un minuscule univers typiquement urbain.
La Grande Ourse est une constellation à sept étoiles, cette installation est la septième du Socle. C’est un hymne au rapprochement avec le vivant ; l’œuvre arrive fortuitement dans la continuité de la précédente « Le mouvement végétatif » de Victorine Müller. Le revêtement de l’animal est dans l’esprit du temps : du fait-main, du low-tech et du réemploi. L’utopie se fait réalité sur ce petit morceau de ville.
Questions de sens
Pourquoi, dans les propos des artistes, la Grande Ourse s’est-elle décrochée de la voute céleste ? Parce qu’on n’arrivait plus à la voir depuis une ville trop éclairée ?
Pourquoi est-elle venue visiter une terre qui ne tourne plus rond, comme on le voit à la COP27, en Ukraine ou ailleurs ? La Grande Ourse affirme-t-elle que le monde est déboussolé ?
Peut-on y lire une référence lointaine à l’arche de Noé et à ses animaux, échouée sur un mont Ararat, ici très modeste, un socle blanc ?
Placée aux côtés d’une église bien plus grande qu’elle, qui veille sur qui ? Qui questionne le monde ? Les artistes ou une Église déboussolée, triste, qui hésite trop souvent à dialoguer avec l’art ? Quelle belle symbolique dans ces odyssées d’indifférence l’une à l’autre !
L’œuvre donne bien de la joie, elle est dehors sur l’espace public, ouverte à tous les vents.
Où va cette ourse ? De quoi est-elle la sentinelle ? Qu’est-ce que cette odyssée ? Les artistes ne disent rien. Tank et Popek, ses créateurs, ne croient pas en une apocalypse, ils veulent nous interpeller sur le sort du vivant dont nous faisons partie. Avec cet animal de nos contes les plus anciens, ils sont venus raconter une histoire nouvelle.
Si dans la voute céleste la Grande Ourse sert de repère, là sur cette placette de Paris-Centre, elle semble nous dire que ceux qui la regardent doivent construire ensemble leurs repères. La poésie y contribue.
Jean Deuzèmes