La sculpture tentée par l’hyper-réalisme
Shilpa Gupta, Untitled, 2021-2021, Résine polymère et bois, 182x100x87
Ces trois bustes blancs posés à hauteur du visiteur, solidaires par leur manière de se cacher la bouche, les yeux et de se boucher les oreilles, ne pouvaient laisser indifférents. L’œuvre, dont l’artiste indienne a fait plusieurs versions voire des performances, possède une puissance d’accusation du milieu qui venait les regarder, riches collectionneurs ou visiteurs interrogatifs de l’art d’aujourd’hui.
L’œuvre ne possédait pas la force de l’illusion formelle et dérangeant que l’on découvrit à la galerie Van de Weghe Fine Art, avec The Photographer de l’artiste américain Duane Hanson(1925-1996). C’est la force morale implicite du propos chez Shilpa Gulpa qui rappelle d’autres scènes ou objets : certaines séquences du film la Planète des singes (le procès), mais surtout une petite sculpture que portait en permanence Gandhi. Trois singes les uns à côté des autres, chacun se cachant sa propre bouche, se bouchant ses propres yeux et oreilles, exprimaient une maxime : « Ne pas voir le Mal, ne pas entendre le Mal, ne pas dire le Mal ». À celui qui suit cette maxime, il n’arriverait que du bien.
Mais ici, ce n’est pas une démarche personnelle qui est retransposée, c’est la violence de l’acte d’information empêchée par un autre. Le groupe d’individus serrés exprime la contrainte sociétale. L’artiste a renvoyé l’injonction morale de l’acteur politique non violent empreint de valeurs spirituelles à ceux qui s’en détournent.
Shilpa Gupta, née en 1976 à Mumbaï, n’a cessé de dénoncer la violence sociale et la peur des autres, notamment en Inde. Elle s’est intéressée à l’art dans ses dimensions participative, interactive et publique, notamment les questions de pouvoir. Elle n’a cessé de dénoncer les barrières de genre et de classe, les différences religieuses, le caractère répressif des appareils étatiques, l’attraction pour l’homogénéité sociale et les idées trompeuses de consensus public dans la presse ou sur Internet. Par ses installations et sculptures, elle s’intéresse à la manière dont les informations, visibles ou invisibles, sont transmises et intériorisées au quotidien.
La peinture-écriture
John Giorno
Don’t Wait for Anything, 2015
It’s Not What Happens, its How you Handle it, 2012, 48x48 cm
Ces deux œuvres en noir et blanc du grand poète américain de la Beat Generation existent en plusieurs tailles ou versions, notamment avec les couleurs de l’arc-en-ciel. Par leur calligraphie et leur contraste, elles ont valeur d’injonction spirituelle ou morale, et ne peuvent cacher la recherche bouddhiste de l’artiste new-yorkais. Ces œuvres continuent à avoir un grand succès, car, si elles sont intemporelles, elles séduisent à l’heure des « pitchs ou punchlines ».
John Giorno (1936-2019) qui a fédéré, aux côtés de l’autre poète et critique William S. Burrough dont il a été le compagnon, tout le milieu de l’underground est un poète dont l’importante préoccupation a été de rendre la poésie accessible à la culture de masse. Il a donc utilisé la performance, les loops sur magnétophone développées par des amis comme Steve Reich, le téléphone qui vous permet d’entendre un poème à un certain numéro local, et toutes les autres technologies d’information. C’est en poète qu’il a multiplié ses tableaux à partir du milieu des années 80, sous la forme de slogans “BIG EGO,” “LIFE IS A KILLER,” “I WANT TO CUM IN YOUR HEART”. « Je médite, je travaille tous les jours, mon esprit reste en éveil » confiait-il à la fin de sa vie.
L’art de la récupération
Moffat Takadiwa, Ruvarashe/Flower of God, 2022, 83cm de diamètre
(Galerie Semiose)
Ruvarashe est un prénom qui signifie en langue shona du Zimbabwe « Fleur de Dieu ». Cela correspond à la croyance que Dieu a créé les fleurs pour apporter du bonheur. Le grand disque noir dramatique attire l’attention et n’a apparemment aucun rapport avec le titre.
En se rapprochant, on découvre le matériau utilisé : des touches de clavier, des brosses à dents, des bouchons en plastique et des attaches textiles en nylon. Ce sont des rebuts de la société post-industrielle. La matière est antinomique avec la forme et le titre et pourtant il y a de la préciosité dans l’œuvre, qui a aussi un aspect totémique.
En effet, Moffat Takadiwa crée des sculptures de grande ou moyenne envergure à partir de matériaux trouvés dans les décharges, majoritairement des déchets informatiques, des bouchons plastiques, des brosses à dents et des tubes de dentifrice. Après collecte et tri de ces petits objets réunis par formes et couleurs, toujours en très grande quantité, l’artiste les tisse ensemble en formes les plus diverses, dont de riches tentures. L’artiste ne se contente pas de dénoncer la gabegie plastique, il met en place une économie artistique circulaire et propose du sens, de la beauté là où il n’y en a plus. Son projet va socialement encore plus loin.
Cette œuvre est celle d’un militant. Né en 1983, Moffat Takadiwa vit et travaille dans le quartier de Mbare à Harare, l’un des plus grands centres de recyclage et d’économie informelle du pays. Appartenant à la génération née après l’indépendance, il traduit dans son œuvre ses préoccupations liées aux questions de consommation, d’inégalité, de post-colonialisme et d’environnement. Dès ses débuts, il fait de sa pratique artistique un levier pour la réhabilitation de sa communauté, en travaillant avec de jeunes artistes et créateurs locaux, avec pour perspective de fonder le premier quartier artistique au monde employant des matériaux reconvertis.
Objet et approche ludique
Jeppe Hein, Three Wishes for You (Love, Hope, Faith), Trois souhaits pour toi (Amour, Espérance, Foi), 2020
Fibre de verre renforcé de plastique, laque chromée (rouge, vert, orange), aimant, ficelle bleue, 40x26x26 cm pour chaque ballon
(303 Gallery, New York)
Cet étrange ensemble de ballons au nom emblématique de la théologie de saint Paul était disposé de manière non moins étrange : en haut de l’intersection de deux murs de cimaise, une petite plaque semblant les empêcher de s’envoler. En fait, l’artiste a utilisé des aimants pour faire adhérer ces trois objets. Une œuvre esthétiquement légère, aux couleurs délicatement acidulées, disposée de manière analogue aux icônes domestiques (aux angles des murs), que l’on peut déplacer comme on le souhaite, presque un jeu d’enfant dans lequel le visage se reflète : c’est un souhait d’artiste qui s’adresse à chacun. L’œuvre oblige à lever les yeux, un succédané du ciel ; une œuvre de méditation, sans en « avoir l’air ».
L’artiste danois né en 1974, vivant et travaillant à Berlin, est un adepte des objets épurés et géométriques ou bien d’installations discrètes et ludiques. Ses interventions se placent dans la continuité de la tradition de la sculpture minimaliste, et en même temps la prennent en contre-pied avec la mise en place d’un dialogue incongru entre les œuvres et le spectateur. Les œuvres reposent sur le principe que le spectateur peut les modifier par l’expérience qu’il a de celles-ci. Ici, il peut ordonner comme il le veut les trois « vertus cardinales » symbolisées. La théologie : un jeu d’enfants ?
Tapisseries et sensibilité de l’époque
Laure Prouvost. A sign of God, 2021, 293 x 416
(Galerie Obadia)
Cette immense tapisserie réalisée dans les ateliers de Tournai selon la grande tradition de la Flandre se présente comme un joyeux bric-à-brac, avec fers à béton, pot à thé, œuf dans une poêle à côté d’ustensiles de cuisine, animaux, et surtout fleurs et légumes.
Ce milieu débordant de vitalité raconte, avec poésie et humour, son rapport aux choses, au corps et à la vie. Le fond ressemble à un corps de femme généreux et deux mains, comme à la chapelle Sixtine, sortent de la toile avec un calicot : « Its a sign of Dog of God ». Serait-ce une référence à l’emblème de saint Dominique ? Rien n’est moins sûr, mais bien plutôt une référence à son Turner Prize, où dans la vidéo présentée elle racontait l’histoire de son grand-père, en fait imaginaire, qui disparaît en voulant creuser un tunnel entre son salon en Angleterre et l’Afrique, et en clamant cette phrase. De Dieu, point, mais la création à l’état débordant. L’artiste connaît les codes de la spiritualité et les déconstruit d’une manière loufoque. Il y a des références néo-dada, anarchisantes, ici une poésie contemporaine optimiste, très différente d’autres pièces sombres et inquiétantes.
Artiste plasticienne française, née en 1978 à côté de Lille, ayant poursuivi ses études à Londres au prestigieux Central Saint Martin College, Laure Prouvost vit et travaille désormais à Moelbeek à côté de Bruxelles, commune populaire en pleine rénovation. Sa formation initiale de vidéaste s’est enrichie : installations à l’échelle de bâtiments entiers, objets artisanaux, dessins et peintures, elle ne semble pas avoir de limites.
Elle est est le prototype de l’artiste française à l’ascension fulgurante : Le Turner Prize (voir >> vidéo), consécration internationale contre toute attente en 2013 ; New York en 2014 ; Palais de Tokyo en 2018 ; représentante de la France à la Biennale de Venise en 2019, etc.
Son prisme artistique est de complexifier la réalité, de donner de multiples points de vue de manière ludique en jouant de tout.
« En tant qu’artiste, j’aime souvent perdre le contrôle, faire simplement allusion à certaines choses, afin que chacun puisse se faire sa propre interprétation, dit-elle. Le spectateur doit lui-même trouver du sens à son environnement et utiliser son imagination. Je joue avec l’idée d’être emporté dans des lieux dont on ne pourra peut-être pas revenir. » disait-elle de sa vidéo à la Biennale.
Si l‘époque met en avant l’immersif par des œuvres vidéo ou avec des casques à réalité virtuelle, Laure Prouvot le fait, mais sans créer l’illusion. C’est une mixeuse d’images, avec des clins d’œil multiples, jusqu’aux mouvements des femmes, dont le débordement des éléments de nature est une allégorie. De Dieu créateur il n’y a pas ; mais de femmes artistes, créatrices et fécondes, beaucoup. Pas de revendication genrée, Laure Prouvost occupe simplement et sûrement le terrain de l’art.
Peinture et modernité de l’après-guerre
Emanuel Proweller. Composition (Croix sur fond rouge), 1950, huile sur toile, 35X27
(Galerie Le Minotaure)
Ce petit tableau utilise la rigueur géométrique à la limite du minimalisme. Les formes simples décrivent un homme en croix ou un soleil s’élevant devant une croix. Le fond est important : l’à-plat rouge donne la tonalité à l’ensemble, l’intensité du moment. Le tableau n’est pas religieux et, par sa taille, est fait pour un espace privé. Il n’a rien à voir avec le Christ de Germaine Richier de l’église du plateau d’Assy, réalisé au même moment, une sculpture forte et violente, sans bois de croix, marquée par le souvenir des rescapés de la Shoah. Et pourtant cette œuvre paisible a été faite par un artiste juif qui a émigré en France en 1948 et a vu perdre une grande partie des siens dans les camps. Cette œuvre hautement spirituelle se développe dans une recherche artistique à l’opposé de la tendance dominante de l’époque.
Emanuel Proweller est revenu dans les galeries en 2021, quatre décennies après sa mort. Il était né en Pologne et a survécu à la Seconde Guerre mondiale. En peignant par grands aplats de couleurs intenses des scènes de la vie ordinaire, il revenait au figuratif et anticipait ce qu’on a appelé la figuration narrative (Gérard Fromanger, Henri Cueco, etc.), alors que toute l’époque était à l’abstraction. S’il a traité un peu de la Shoah, il a surtout orienté ses tableaux vers le bonheur du quotidien (une femme promenant son chien, un couple enlacé sur une pelouse, des parasols, des bikinis) et la croyance en l’humain. Une peinture heureuse, insouciante parfois, proche d’un certain pop-art, mais qui avait de la profondeur. Cette composition en témoigne.
Helen Frankenthaler, Harvest II 1975, 254 x 175
(Gogosian)
Cette splendide toile où le jaune irradie l’ensemble appartient sans nul doute au courant de la « Color Field Painting » (peinture des champs de couleur) représentée par Mark Rothko, Barnett Newman ou Clyfford Still. Le titre est ambivalent, puisque Harvest, moisson, est matériellement liée à field, champ.
Avec les trois traits colorés s’opère une proximité visuelle avec les zip de Barnet Newman, tandis que les vibrations de plusieurs jaunes donnent une impression analogue aux grandes œuvres de Mark Rothko, qualifiées de mystiques. Cette œuvre traduit à la fois une émotion, l’expérience intense de vie face à la nature, mais aussi un parcours intérieur. La technique n’est plus celle du Soak-Stain, de la dilution de la peinture à l’huile jusqu’à la transformer en tâches d’aquarelle, mais celle de la brosse.
Helen Frankenthaler (1928-2011), qui a épousé un autre grand peintre américain Robert Motherwell, a vécu dans le mouvement de l’expressionnisme abstrait, et a même partagé la vie du grand critique Clément Greenberg. On considère qu’elle a été le pivot vers le Color Field Painting et a puisé son inspiration dans la beauté de la nature plutôt que dans l’énergie urbaine. Son chef d’œuvre, Mountain and Sea (1952), a été comparé à certains tableaux de Monet. Elle a imposé sa place de femme artiste dans un monde dominé par les hommes de l’action painting et l’abstraction, tout en se refusant à être cataloguée comme féministe. La même année qu’Harvest II, elle a peint un chef d’œuvre, de format horizontal, Royal Fireworks, qui a opéré un changement dans ses pratiques.
Alfred Courmes, Présentation au Temple, s.d., gouache sur papier
(Galerie Lœvenbruck)
Un tableau vendu à Sotheby’s semblable à cette gouache donne un deuxième titre : La Famille sponsorisée.
Cette scène à forte référence religieuse est très étrange : la Vierge tendant un enfant à un Joseph dans un milieu digne du Quattrocento, mais en fait classique de la grande bourgeoisie : un hôtel particulier au carrelage en damier de type moderne. Chacun des personnages est traité de manière différente. La Vierge très classique est peinte dans un rose stéréotypé ; le vêtement de Joseph est en deux parties, le bourgeois et le saltimbanque bleu, comme un mannequin de vitrine ; l’enfant n’a pas d’auréole, il est dessiné, avec rehauts de gouache. Il a la tête d’un enfant de réclame (de savon ?) et rigole de la situation en croisant ses jambes nues.
Un mélange de classicisme et d’expression publicitaire. Alfred Courmes connaît tous les codes et les détourne, tout en mixant les images. De la tendresse et de l’humour, certainement. Mais pas l’esprit satirique ou anticlérical qu’on lui connaît dans d’autres œuvres. Plutôt une critique de la consommation qu’une critique religieuse ?
Alfred Courmes (1898-1993) a été l’élève de Roger de la Fresnaye dont il a appris la rigueur cubiste et la facture classique. Surnommé l’Ange du mauvais goût par ses détracteurs, ce provocateur aux allures de dandy détourne souvent dans ses tableaux des thèmes mythologiques (Sphinge, Minotaure, Œdipe) ou chrétiens (saint Sébastien, saint Antoine, le Christ en croix) à des fins humoristiques ou à consonances sexuelles. Il a développé une peinture à contre-courant des modes, jusqu’au cynisme. Comme Emanuel Proweler, il a été un précurseur du pop-art et de la figuration narrative.
Des marchands de Paris+ qui connaissent les dispositions des collectionneurs n’ont pas choisi ces œuvres très différentes pour leur seule valeur marchande, mais aussi parce qu’elles sont en phase avec les goûts et les interrogations artistiques ou spirituelles des acheteurs potentiels. On ne saura probablement jamais quelles interprétations ceux-ci en donneront dans leur vision quotidienne.
Jean Deuzèmes