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Gérard Garouste. Puissance de la peinture



Une rétrospective majeure au Centre Pompidou. La force jubilatoire d’une peinture figurative et narrative inspirée de l’interprétation visuelle des mythes et du Talmud, et suscitant l’interrogation.

Dans les années 70, on clamait la fin de la peinture, en 2022 la rétrospective Gérard Garouste au Centre Pompidou montre au contraire sa puissance. L’événement était attendu, notamment de son galeriste Daniel Templon qui expose tous les deux ans la dernière production de l’artiste (lire de nombreux articles dans Voir et Dire). Surnommé « l’intranquille », le peintre est l’un des plus commentés mais demeure toujours déroutant alors qu’il vient de la tradition classique. Sa peinture fascinante demeure complexe. Le Centre Georges Pompidou lui avait déjà offert une exposition en 1988, mais la nouvelle accentue le caractère protéiforme, voire gargantuesque, de sa démarche avec 140 tableaux, quelques installations et sculptures.

L’Etudiant et l’Autre lui-même, 2007, détail

Si Boltanski était un créateur de mythes contemporains, Garouste, lui, est un interprète des mythes anciens, à commencer par la Bible, qu’il ne cesse d’interroger par son pinceau jusqu’au bout de la folie des formes et des couleurs. En conséquence, le spectateur est moins face à l’œuvre que face à lui-même, car l’artiste lui demande d’être interprète à son tour de ses tableaux.
L’interprétation et la vérité sont ses questions centrales, car elles sont liées au judaïsme qu’il a retrouvé dans les années 2000. La Bible et le Talmud sont à la fois sujets des tableaux et clefs de sa pensée, de sa posture de peintre. Chacune de ses œuvres ressemble à de l’intertextuel visuel :
« Dans les années qui viennent, je voudrais poursuivre cette figuration qui développe des thèmes talmudiques. Par les mises en scène de mes tableaux qui se réclament davantage de la poésie que de la compréhension, je m’obstine à solliciter la complicité du spectateur et à convoquer son imaginaire. Cependant, j’ai conscience du fait que, plus j’avance en peinture, plus mon propos est obscur. Car le monde qui m’entoure est obscur.  » (catalogue p. 61)

Comment en est-il arrivé à cet aveu ?

Quelques nœuds chronologiques décisifs pour éclairer l’œuvre

Au travers d’une conception chronologique et sérielle à la fois, Sophie Duplay, commissaire, propose sobrement, et magnifiquement, un parcours thématique difficile à synthétiser, parfois décourageant, car très crypté, voire même écrasant tant l’artiste produit en masse, toujours à partir de son même style figuratif, inimitable, qui néanmoins ne cesse d’évoluer. Mais on peut être addictif de Garouste ! Peut-on rejeter si aisément une œuvre à la jouissance palpable, quoique toujours mystérieuse ?

Une œuvre de 2020, le Banquet, commentée par l’artiste offre une belle entrée dans la rétrospective :

La rétrospective invite à remonter aux origines et à situer le poids de son enfance dans sa production.

Une mémoire faite de violences. Gérard Garouste né en 1946 a vécu dans un milieu au climat violent où les secrets de famille sont multiples, pesants, voire destructeurs. Les tableaux en sont la mémoire cryptée.

Le Coup de l’étrier, 2007

Le coup de l’étrier, 2007, 270x320

Dans ce cadre petit-bourgeois des années 50, avec ses meubles que vendait son père collabo, on voit une tapisserie avec une scène de genre, très sombre, et devant, une table et une forme bleue se terminant par des jambes de femme. Sur le mur, l’homme habillé en bouffon est son père, tout sourire, qui se fait servir un verre par une femme qui tient une carafe par une anse. Cet étrange manège renvoie à une scène familiale de grande violence dont le jeune Garouste a été le témoin. Un soir son père menace de mort sa femme qui a pris une carafe de vin par le col et non par l’anse. Il pose un revolver sur la table pour signifier que l’ordre doit être exécuté. Garouste peint sa mère sous la forme d’une carafe bleue géante, et il place une photo de lui enfant avec de grandes oreilles, le toujours témoin.

Pour se protéger de la domination de ce père violent, qui est pourtant aimant, il se réfugie très tôt dans le dessin et est encouragé par ses instituteurs. La scolarité très difficile de cet enfant dyslexique passe par la mise en pension durant huit ans à l’école du Montcel (Jouy-en-Josas) où il croise Patrick Modiano, Michel Sardou, François Rachline et surtout l’homme de théâtre Jean-Michel Ribes, l’ami de toujours qui lui passera des commandes et accompagnera toute sa carrière. C’est le lieu des premiers intérêts pour le judaïsme.
C’est pourtant tardivement, à partir des années 2000, que Garouste multiplie les portraits de ses amis et des personnalités du monde l’art.

Le Pacte, 2011

Le Pacte, 2001, 130 x 195

Ce tableau exprime la manière dont Garouste associe ses amis dans ses tableaux. Le « Pacte » est celui conclu entre Faust (Garouste) et Méphistophéles, sous les traits de Jean-Michel Ribes, les deux amis s’opposant souvent dans des débats métaphysiques. Il y a une analogie entre eux et les figures du Classique et de l’Indien (voir ci-après). La goutte de sang qui scelle le pacte perle du doigt de Garouste, son bras surgit de sa bouche qui vocifère et jure.

Elizabeth et la décision de devenir peintre.

Portrait d’Elizabeth, 2005

Il utilise la photographie et le traitement d’image avec distorsion. En revanche, il laisse intact le visage peint sur modèle.
Au lycée Florian il rencontre Elizabeth Rochline, qui deviendra la femme de sa vie. C’est elle qui l’introduit dans les milieux juifs ashkénazes communistes, non pratiquants, et surtout qui lui permet de découvrir l’art moderne et contemporain. Elle est très souvent le sujet de ses tableaux. Elle n’est pas seulement son modèle, sa muse, mais l’accompagnatrice de beaucoup de ses projets, en tant qu’architecte d’intérieur. Elle est aussi la compagne aimante qui va le soutenir dans ses crises psychiatriques et lui permettre financièrement de devenir peintre.

Entré aux Beaux Arts en 1967, mais assistant très peu aux ateliers, il présente sa première exposition personnelle en 1969. C’est en fait un autodidacte qui va se cultiver progressivement. Il s’interroge sur le devenir de la peinture, comprend l’audace de Marcel Duchamp, mais s’en détourne, car c’est dans la peinture qu’il aime s’exprimer alors que ce médium fait l’objet d’un profond rejet. Il décide de choisir une origine à son style, le Siècle d’or avec Poussin. Ceux qui le fascinent sont aussi les maniéristes comme Le Gréco et Tintoret. Il adopte des techniques traditionnelles de la peinture classique qu’il ne cesse de perfectionner ou de pousser hors de ses limites. Il aime le populaire ou jouer avec le grotesque à l’instar de Giorgio de Chirico, dont il apprécie la désinvolture à l’égard de l’histoire de l’art.

Décors de théâtre, Le Palace

Le Palace, 1979

Théâtre et crises bipolaires. Dans les années 70, c’est par le théâtre qu’il accède à la peinture, en réalisant des décors de théâtre et des costumes pour Jean-Michel Ribes et d’autres. Mais les crises psychiques et les internements, dont il parle dans ses livres, vont, jusqu’en 1983, suspendre périodiquement sa production. C’est aussi l’époque où il met en scène deux figures qu’il a inventées à partir d’un rêve, le « Classique » représentant le côté apollinien de tout être en lien ou en rupture avec « l’Indien », son côté dionysiaque. S’il a ainsi créé un mythe personnel, il commence à explorer les constellations.

Le Classique (années 70)

Le Classique, années 70, Huile sur papier

Cette petite huile sur papier marouflé (79x66 cm) fait partie des premiers tableaux de Garouste et un des préférés de sa femme. Certains y ont vu une figure du juif errant.

Cette époque est celle aussi de la revisitation de l’histoire de l’art au travers des grands mythes et des thèmes de la peinture. Ses œuvres constituent d’impressionnants morceaux de peinture figurative, insaisissables dans leur finalité.

Adhara, 1981

Adhara, 1981, 253 x 395

Ce grand et mystérieux tableau, très sombre de facture, est le premier succès du peintre ; plein de références il annonce beaucoup de choses. Construit sur des représentations de constellations tirées d’un livre d’astronomie, recouvertes ensuite par sa peinture, Adhara est le nom d’une des étoiles de la constellation du chien, d’où la présence de ce dernier. Deux personnages : le Classique, tient dans sa main un polyèdre, qui est un symbole de la connaissance, utilisé notamment par Dürer ; l’Indien est accroupi et jette des tableaux en l’air qui partent n’importe où. Et pourtant, ils dessinent une constellation. Le style à l’ancienne avec ses glacis et ses empâtements se confirme ; ordre et chaos se conjuguent. Le binaire choisi par l’artiste n’est pas à dissocier de sa situation psychiatrique du moment.

La construction d’une renommée. Déjà impliqué dans le théâtre expérimental du Palace, tout va changer lorsque ce dernier devient le grand lieu des nuits parisiennes des années 70 et 80, et qu’il lui est proposé d’en faire la décoration qui attire l’attention des critiques et galeristes. Il est sélectionné dans un projet destiné à promouvoir la création française aux États-Unis, il expose son œuvre Adhara qui devient un événement attractif à New York. Le marchand Leo Castelli, essentiel dans la promotion des nouveaux bourgeons de l’art, l’avait déjà repéré au Palace et l’invite à exposer dans sa galerie de New York.

Exposition à la galerie Leo Castelli, 1985

Ensuite démarre lentement sa renommée. Sollicité pour rester aux États-Unis et pour rentrer dans une dynamique de marché avec des exigences de production de la part des marchands, il refuse, car, fragile, il n’est pas à son aise. De retour à Paris, il est appelé à peindre pour de multiples galeries et pour des expositions, notamment à Berlin, « Zeitgeist » au Martin-Gropius Bau, en tant que seul représentant français.

Exposition collective " Zeitgeiste" Berlin, 1983

Dans le monde de l’art, la peinture reprend ses droits après l’époque du tout conceptuel. Garouste devient l’un des artistes les plus sollicités de la commande publique des années Lang.
S’il a eu très tôt la certitude de vouloir peindre dans la tradition classique, c’est bien par la décoration et les nombreuses commandes de théâtres ou de grandes institutions privées qu’il a gagné en reconnaissance, bien que ses troubles psychiques (jusqu’au milieu des années 80) soient connus de tous.

Sainte Thérèse d’Avila,1983

Sainte Thérèse d’Avila, 1983, 200 x 300

Commandes et entrée dans le mysticisme. 1983 est marqué par deux commandes prestigieuses : le comité national d’art sacré (un tableau sur sainte Thérèse d’Avila, exposé au Musée du Luxembourg, qui sera suivi en 95-96 de vitraux à Talant et le Palais de l’Élysée.

Les indiennes 1987

Indienne, 1988
Indienne, 1988

Chaque panneau, qui a le titre d’un chant de la Divine comédie, est proche de l’abstraction. « Il faut que l’on ressente qu’une histoire va se raconter, mais qu’elle se dérobe. » disait l’artiste (Catherine Grenier. Vraiment peindre. 2022)

Les indiennes et l’Indien.

Avec le recours à de nouveaux supports et à la sculpture l’artiste veut faire oublier son style, rompre avec des formes élégantes et maniéristes, pratiquer une sorte de Tabula rasa, ne pas céder à la solution de facilité de se répéter. Il enrichit ainsi sa pratique artistique par des sculptures pour des parcs publics (Le défi au Soleil en 1985) et surtout par la peinture sur des toiles libres monumentales (16 m de long), non encadrées, les indiennes. Avec cette technique, il bascule dans l’abstraction, ou dans la peinture de personnages triangulaires, sans tête.

La Visitation, 1987, 350 x 300

Simultanément son intérêt se porte sur un certain spiritualisme. Une nouvelle traduction de l’Enfer (1985) de la Divine comédie de Dante, l’entraîne dans cette direction, l’écrivain italien étant considéré comme un kabbaliste chrétien. La descente aux enfers de Dante est aussi une occasion de basculer dans l’abstraction, avec des réinterprétations de l’iconographie chrétienne.

1988 est une année charnière, dans la mesure où il bénéficie alors d’une exposition personnelle au Centre Pompidou et de la commande du rideau de scène du Châtelet à l’occasion du bicentenaire.
De Dante, il passe à la Bible et au Zohar, texte majeur de la Kabbale. Son orientation vers le mysticisme se confirme.

La Dive Bacbuc 1998

La Dive Bacbuc, acrylique, 1998, 285 x 752 diamètre

Des indiennes sont accrochées sur une structure métallique fermée de 7m de diamètre peinte des deux côtés dont on ne peut voir l’intérieur que par des œilletons plaçant le spectateur en position de voyeur. Garouste juxtapose des sujets les plus triviaux ou crus et d’autres ayant une composante mystique. La dimension triviale va de pair avec la mystique. Le système ne permet pas de voir le récit de manière continue et oblige le spectateur à recomposer, ou à faire fonctionner son imaginaire.

Le judaïsme et tout revisiter
À partir des années 90, Garouste s’intéresse à la tradition exégétique juive et apprend l’hébreu tout en revisitant Rabelais et Cervantès, sous un autre angle, tandis que sa recherche sur les formes explose. L’installation Ellipse à la Fondation Cartier en 2002 puise dans la Bible, l’Inde, l’enfance. Son principe va être repris dans une installation monumentale en 2003 à la chapelle de la Salpêtrière, Les Saintes Ellipses, une œuvre marquante particulièrement sophistiquée, ludique et magique. La Bible n’est pas mobilisée à des fins religieuses. Lire simplement l’Ancien testament ne lui suffit pas. Garouste est avant tout intéressé par l’aspect philosophique et par le jeu des interprétations possibles. Il ne cherche pas à illustrer mais à proposer des clefs.

Le rouleau d’Esther

Le Rouleau d’Esther, détail

Alors qu’il découvre la Kabbale et le Talmud, ses figures deviennent lettres et peuvent être déplacées, déformées sur la toile. De tous les textes, le rouleau d’Esther est celui qui donne lieu à la production d’œuvres significatives (un rouleau magnifiquement illustré), et plus tard, en 2020, le Banquet.

Autre texte d’inspiration, l’Haggadah, comprenant de multiples petits contes et légendes rendant plus accessibles les messages de la tradition juive. Mais ce ne sont pas les anecdotes qui comptent, ce sont les mots qui les expriment ; et les lettres qui les composent lui permettent d’en révéler le sens.
La question de l’interprétation devient centrale dans la posture de l’artiste qu’il applique à d’autres récits comme Don Quichotte, dont l’auteur Cervantès était probablement marrane.

Le masque, 1998

Le masque, 1998, 130x97

Ce tableau est inspiré de Don Quichotte, peu après qu’est parue l’édition illustrée de l’ouvrage, en 1996. L’artiste étire les membres des personnages, qui deviennent des lettres et invitent à ouvrir le sens, à dévoiler les identités cachées sous les multiples masques qui ponctuent le récit de Cervantès. Les masques ont beaucoup d’importance chez Garouste, car il aime l’idée d’apparition/disparition. Si le masque est lié au secret et au dévoilement, il a une dimension ludique mais aussi érotique.

Templon, la fenêtre sur Garouste. À la fin des années 90, il passe aux séries sur des épisodes bibliques comme celui de Tamar et Juda, moment essentiel à l’origine de la lignée de David. Il joue aussi du thème de l’Ânesse et la figue qui en hébreu s’écrivent avec les mêmes consonnes. Il réinvente la polysémie en images.
Le passage à la galerie Templon en 2002 accroît son audience tandis qu’il exorcise ce qui a marqué son enfance. C’est depuis sa position de peintre talmudiste qu’il va, à partir de 2003, débuter sa réflexion critique sur l’iconographie chrétienne. Les enjeux sont l’interprétation des textes bibliques et leur traduction qu’il juge erronée.
En s’éloignant du catholicisme de son enfance, il critique la récupération de la Bible et son dévoiement — Isaïe d’Issenheim (2007) ou Alma (2005) — et formalise les exactions de son père — Caved (2007)—.

L’Isaïe d’Issenheim, 2007

Isaïe d’Issenheim, 2007, 260x220 chaque panneau

Ce grand diptyque (260 x 220 pour chaque panneau) se lit de droite à gauche (comme en hébreu). Garouste ne reprend qu’un panneau du chef d’œuvre de Mathias Grünewald (lire analyse), celui de l’annonciation. En effet, il s’agit de dénoncer les erreurs de traduction et d’interprétation de la Vulgate, quant aux rapports entre Ancien et Nouveau testament. Les figures fondamentales, Marie et l’Ange, ont disparu. En revanche, Isaïe traité en grisaille, comme une sculpture, est ici vivant, peint sous les traits d’un de ses amis.
L’enjeu du tableau de Grünewald est de montrer que les textes d’Isaïe sont incompréhensibles sans le Nouveau Testament et l’annonce par l’Ange. Pour cela, l’artiste du XVe avait peint la page de la Vulgate du texte d’Isaïe que la Vierge est en train de lire. Garouste, lui, conteste la traduction du mot jeune fille par Vierge et réfute la manière de lire l’Ancien testament. C’est pourquoi dans le tableau de droite, l’artiste se tord de folie au pied d’un médecin, en raison de ce qu’il a découvert à gauche. Il se représente dans sa camisole de force en train de dévorer une page de la vulgate qu’il a arrachée. Le livre tenu par l’Isaïe peint par Garouste est clairement écrit, alors que chez Grünewald, il était illisible.

Allégé du double poids (catholicisme et père), il opère une métamorphose de son œuvre.
Les années 2010 sont prolifiques et centrées sur le mythe du savoir, Faust, et surtout sur le judaïsme auquel il se convertit en 2014, se mariant religieusement avec Elizabeth. Les expositions se multiplient, gigantesques comme celle de la cour vitrée de l’école des beaux Arts (2018). Il est honoré de partout et devient académicien en 2019.
La publication de l’ouvrage biographie « L’intranquille » le fait connaître au grand public.

Les expos chez Templon rythment désormais sa production.
Caved 2007

Caved, 2007, 195 x 160

Exposition dans la cour vitrée des BeauxArts

Zeugma. Le Gand Œuvre drolatique, Ecole des Beaux-arts , 2018

Nouvelles tendances en 2022 du style de Gérard Garouste

Le Caroubier, la Canne et la Besace, 2020 // Job, 2020

Des personnages entre figuration et abstraction, sous l’influence de la lecture de Kafka

Articles de Voir et Dire sur quatre expositions Garouste à la galerie Templon :

La peinture, creuset de la pensée, jubilation du questionnement

La rétrospective 2022 permet de voir (ou de revoir) des œuvres d’avant les années 2000 qui circulent peu. On lit le lent passage de l’autoanalyse du peintre, dans les années 70, à l’havrouta, ce dialogue avec un maître (Marc-Alain Ouaknin) autour des textes bibliques.

H’avrouta (la Martre et Pinocchio) 2019

H’avrouta (La Martre et Pinocchio), 2019, 160x130

Gérard Garouste et Marc-Alain Ouaknin sont dans la joie d’échanger durant leur séance hebdomadaire autour de l’étude de la Bible. Le maître et l’élève se nourrissent mutuellement, sans méthode, sans hiérarchie. Garouste puise dans cet exercice de nombreux sujets pour ses œuvres tout en faisant référence à des créations antérieures. L’artiste s’est déjà représenté en Pinocchio par esprit de jeu et pour questionner la vérité en peinture. La martre provient de leur travail commun sur Kafka, où dans une nouvelle ce petit animal apparaît sur une corniche de synagogue et fait l’objet de nombreux développements talmudiques, mais aussi artistiques.

La peinture de Gérard Garouste est sans concession, elle peut créer l’effroi et bousculer toutes les certitudes, car la bipolarité, au-delà de celle de l’artiste, plane en permanence : style classique/ surréalisme ; le visuel / le textuel ; le figuratif jusqu’à l’abstraction ; le savant de l’art / le carnavalesque populaire ; l’exorcisme d’une histoire familiale délétère / l’universalisme de la peinture ; le gigantisme des installations / des tableaux de la pensée intime, etc.

Cette peinture est depuis cinquante ans une aventure personnelle qui lui a permis d’exorciser ses démons et l’a aidé à trouver sa place dans le monde.

Le Masque de chien, 2002

Le Masque de chien, 2002, 92 x 73

Les autoportraits de Garouste sont nombreux et les paysages tiennent une grande place dans ses œuvres. Ici, il porte un masque de chien sous son bras, l’animal symbolisant par son flair l’intuition. Les deux petits personnages ont aussi un chien, ils font référence à l’Indien et au Classique qui vont par deux et sont indissociables de la personnalité de chacun. Mais les pieds de l’artiste sont ici tournés vers l’arrière, indiquant qu’il n’y a pas une seule direction pour avancer. C’est aussi une justification, ou une invitation à l’errance dans la production artistique et l’interprétation.

Après avoir souvent évoqué le traumatisme de la découverte des secrets de sa famille, et pas seulement les exactions d’un père antisémite et pétainiste, le choix de mythes lui a permis de viser l’universel et d’inscrire dans un temps illimité sa quête des valeurs y compris celles de la peinture. Chez lui la découverte et l’interprétation sont jouissives et sans fin. Avec ses multiples personnages, il est un maître du genre narratif.

Les pourfendeurs du peintre qui dénonçaient son style figuratif et sa non-prise en compte des urgences ou enjeux du temps présent se font moins nombreux. L’implication sociale dans son association La Source, qui vise la resocialisation de nombreux jeunes vivant des situations sociales difficiles, est bien connue. Il les a fait accéder à l’art, en leur permettant d’exprimer leur propre créativité. On ne stigmatise plus son statut de peintre quasi officiel, tant il est reconnu dans le monde entier.

« Ce que j’attends de la peinture figurative, c’est que le sujet soit dérangeant, être en porte-à-faux. Les artistes que j’aime dans l’histoire de l’art sont des artistes dérangeants. » (in Catherine Grenier). Si le spectateur est souvent troublé par ce qu’il voit, il ne peut échapper à la puissance d’attraction, de séduction renouvelée des œuvres. Les titres déroutent, les cartels de la commissaire de la rétrospective sont très courts, clairs et efficaces : ils invitent le spectateur à travailler par lui-même, à puiser dans ses propres richesses imaginaires ou ses connaissances pour trouver un (et non LE) sens de ce qui lui est présenté. Garouste le pousse au risque de l’interprétation.

Pinocchio et la partie de dés, 2017

Pinocchio et la partie de dés, 2017, 160 x 220

Les tableaux sont pour lui des jeux philosophiques et poétiques, comme dans tout jeu qui stimule notre pensée, mais en creux indique qu’il y a des règles. Sa satisfaction à trouver des concepts et des associations est patente, et elle crée la surprise ou provoque le rire comme dans la série Zeugma (lire Voir et Dire). Il y a un arrière-plan théorique et analytique dans ses œuvres qu’il aime à commenter oralement. Il suffit de regarder ses autoportraits, le sourire est très souvent là.

Le Banquet, 2021

Le Banquet, 2021, 300x270 chaque panneau

Lire commentaire de cette œuvre magistrale sur Voir et Dire>>>

Depuis son enfance, l’artiste aime à peindre ; il communique son plaisir de créer y compris à ceux qui abandonnent l’objectif de tout comprendre. Ces œuvres ne sont pas des improvisations, car elles sont longuement préparées, selon la coutume classique, par des lectures, des méditations, des carnets de dessin, des esquisses ; mais quand l’artiste commence à peindre, c’est l’œuvre qui prend le dessus, qui échappe à Gérard Garouste lui-même. Un bon exemple est donné par le commentaire de Marc-Alain Ouaknin du triptyque, Le banquet, qui occupe 20 pages du catalogue !

Si l’on a pu dire que, pour comprendre la Kabbale, il fallait passer par les livres de Franz Kafka, on pourrait dire que pour entrer dans le Talmud, il faudrait passer par l’œuvre de Gérard Garouste, avec ses multiples détails qui sont comme les fameux ajouts de discussion dans ce grand texte. Par l’étirement des visages, par la recomposition des silhouettes des amis et des membres de la famille qu’il prend avec tendresse comme modèles, il fait l’équivalent des jeux de mots et de lettres dans les textes. L’intertextualité trouve son équivalent dans le visuel de Garouste.

Le Clown blanc et l’Auguste, 2019

Le Clown blanc et l’Auguste, 2019, 136x101 chaque panneau

Ils sont complémentaires comme le Classique et l’Indien. Le Clown blanc montre les équations de Maxwelle qui expliquent scientifiquement la lumière. L’Auguste avec son chapeau où est écrit lumière en hébreu fait référence à la Genèse. Deux codes grec/hébreu ; deux figures pour évoquer la lumière ; deux attitudes face à la vie : la figure poétique / la figure désarmée (Lire article sur le clown dans Voir et Dire).
Alors que l’on a clamé la « fin des grands récits », Garouste, lui, les prolonge, les réinterprète sans cesse. C’est un homme du lien passé-présent, où l’histoire personnelle est mêlée aux récits collectifs, mais pas à la grande Histoire.

L’art de Garouste est initiatique. À chacun de décider s’il y entre en prenant le risque de la complexité et de ne pas tout comprendre. Mais quelle joie pour le spectateur quand il entrevoit des rapprochements entre les composantes d’œuvres esthétiquement fascinantes !

Jean Deuzèmes


7 sept. 2022 - 2 janv. 2023

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