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Maxim Kantor. The Rape of Europe.



La vision d’un peintre-prophète sur la Russie de Poutine au Musée d’histoire et d’art à Luxembourg. Un acte de culture et de solidarité face à l’invasion de l’Ukraine.

Maxim Kantor. it Almost Fits. Lithographie, 2010, 90x60 cm

The Rape of Europe : on Putin’s Russia (Works 1992-2022) est une exposition consacrée à Maxim Kantor et montée dans l’urgence après l’invasion de l’Ukraine. Mais on pourrait dire qu’elle était déjà prête depuis des décennies, tant l’artiste a conçu et exposé successivement des œuvres dénonçant le système construit autour de Poutine. Artiste hors galerie, très largement reconnu et soutenu par des intellectuels et des institutions qui partagent les mêmes idéaux humanistes, il a bénéficié de l’appui immédiat d’une grande institution, le Musée national d’histoire et d’art à Luxembourg, qui avait fortuitement des espaces vides et a accroché une soixantaine d’œuvres politiques dénonçant le caractère totalitaire et agressif du régime russe actuel.
Le titre de l’exposition est aussi celui d’un tableau riche de toute la symbolique propre à cet artiste.

Dans la mesure où l’artiste est prolifique, sa collection personnelle est immense et il peut donc choisir les œuvres les plus pertinentes, auxquelles il ajoute une ou deux créations qui approfondissent sa pensée. Le catalogue qui accompagne chaque exposition tient une place fondamentale, car le peintre qui est aussi écrivain, penseur de la société, s’y exprime largement.
L’invasion a constitué un nouveau choc pour cet intellectuel qui avait abandonné sa nationalité russe après l’annexion de la Crimée et fut ensuite accueilli comme citoyen allemand. En effet, il est à nouveau blessé par le rejet nationaliste ukrainien immédiat de toutes les œuvres d’artistes russes alors que son lien avec le peuple russe, auquel son sens de la compassion s’adresse, est permanent.

Maxim Kantor. The Rape of Europe, 2004, 100 cm

Le titre « The Rape of Europe », peut se traduire soit par le viol soit par l’enlèvement d’Europe. Maxim Kantor avait déjà utilisé ce titre en 2004 pour un tableau en demi-rotondo, un format très prisé à la Renaissance, où le sujet exposé de manière centrale est immédiatement perçu. Il représentait le crâne d’un Minotaure côtoyant des coquillages de fonds marins, ceux probablement de la Méditerranée, le lieu d’éclosion des grands mythes européens. Ce tableau sombre pouvait être interprété comme une interpellation adressée aux Occidentaux : voici ce qui vous reste de vos idéaux !
Dans ce sillage, l’artiste peignit en 2014, après l’invasion de la Crimée, le tableau d’un squelette de Minotaure habillé d’un costume en tissu militaire (voir Portfolio). Cette figure a les traits de certaines de ses caricatures de Poutine et correspond bien à l’image initiale du mythe, celle d’un monstre vorace, mais déjà promis à l’anéantissement.

Dans l’exposition à Luxembourg, on est loin de la représentation du mythe de l’enlèvement d’Europe par les autres artistes classiques (courte vidéo).

Tel n’est pas le projet de l’artiste. Poutine n’enlève pas une personne et ne la viole pas. Il arrache une statue, c’est-à-dire des idées liées à la civilisation européenne dont il dénonce le dévoiement.

Maxim Kantor. The Rape of Europe, 2022, Huile, 210x170 cm

Son tableau truculent et étrange peut s’interpréter à partir des éléments de peintures antérieures recombinés autrement, auxquels il ajoute de nouveaux détails.
Le fond rouge exprime la gravité de la situation : un incendie, non pas du monde, mais du continent européen et de sa culture représentée par la cathédrale que l’on retrouve dans le tableau « Merry Cathedral » offert à l’église Saint-Merry en 2015, avec la frise d’une foule partant en exil. À la place des gargouilles figurant le mal, des dragons sur les tours en surplomb regardent les effets de l’incendie.
Le personnage central démoniaque, aux longues oreilles, des substituts aux cormes du Minotaure, enlève une Europe stylisée sur une colonne de marbre qu’il casse : les racines grecques sont brisées.
Le cou d’Europe est une tour de Babel que l’on retrouve dans bien d’autres tableaux : elle signifie l’humanité vide de spiritualité, symbolique que Maxim Kantor accompagne parfois d’autres qui la contrebalancent : seule la foi chrétienne peut résister au mal.
La tête d’Europe, ce carré rouge, avec deux yeux et une bouche stylisée, représente ce qui est à la base de l’effondrement de la culture européenne, la post-modernité, terme très global pour désigner toutes les avant-gardes successives (dont le carré noir de Malevitch) dont l’Occident est si friand, jusqu’à perdre son âme, répète sans cesse Maxim Kantor alors que, lui, est resté attaché aux principes des grands maîtres de la peinture et cultive l’art humaniste de la Renaissance. Les trois serpents font figure de cheveux de la Gorgone qui sidère tous ceux qui la regardent.
Au pied de Poutine les cochons en geste de prière païenne représentent tous les intellectuels ou valets du néo-féodalisme, catégorie politique globale dans l’organisation du monde que l’artiste a pensée.
Les rats, vecteurs de la peste, gardent leur symbolique du mal qui ronge une Europe dont les valeurs sont menacées de disparition.
Et l’absent. Dans la plupart des tableaux où il peint Poutine dans une attitude agressive ou de menace, Maxim Kantor lui oppose une figure de résistance, une personne qui lit, en autoportrait ou une allégorie de son père résistant idéologique, voire même un chevalier ou une autre image de héros positif. Dans cette peinture, il n’y a personne pour s’opposer à ce rapt, aucune allusion à l’Europe politique qui pourtant s’est levée. C’est le tableau lui-même, en tant qu’acte d’accusation, qui est un geste obligeant chacun.

Cette œuvre fascinante est avant tout une réflexion de philosophie morale dénonçant les risques contre lesquels l’artiste nous mettait en garde. Chez Maxim Kantor point de désespérance, mais une incitation à la résistance par la culture.

Le tableau et son objet pourraient-être rapproché d’un essai de Milan Kundera de 1983, "Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale". Mais l’écrivain ne posait pas la même question, quoique qu’il rejoignait le peintre sur l’impérialisme russe. Milan Kundera Kundera opposait avant tout la conscience nationale et culturelle des nations d’Europe centrale et leur tristesse de constater que l’Occident n’avait plus cette force culturelle qui le caractérisait jusqu’à la première moitié du XXe
siècle.Lire le compte rendu de lecture
Kundera pensait l’identité des nations, Kantor leur dépassement.

Jean Deuzèmes

Voir et Dire a publié des articles sur Maxim Kantor à l’occasion d’expositions antérieures :


The Rape of Europe. Maxim Kantor on Putin’s Russia (Works 1992-2022)
Musée national d’histoire et d’art à Luxembourg 29 avril – 16 octobre 2022
(Commissaires : Michel Polfer and Ruud Priem).

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