En 2016, le musée du Quai Branly Jacques Chirac avait proposé une exposition rendant hommage aux artistes et penseurs afro-américains qui ont contribué, durant près d’un siècle et demi de luttes, à estomper cette "ligne de couleur" discriminatoire : « The Color Line » . « Quel rôle a joué l’art dans la quête d’égalité et d’affirmation de l’identité noire dans l’Amérique de la Ségrégation ? » pouvait-on lire en introduction. Des premières œuvres de Michael Ray Charles, des caricatures de stéréotypes, s’y trouvaient déjà.
En 2022, à la Galerie Templon, la problématique est différente. Les « minstrel shows », ces spectacles populaires du XIXe siècle, où des acteurs blancs grimés en « black face » tenaient le rôle de musiciens noirs, sont à l’origine d’une intelligente scénographie.
Mais en multipliant les tableaux où ce sont les acteurs noirs qui sont sur scène, Michael Ray Charles affirme que ces communautés ont trouvé par le biais de la musique, du cinéma, du théâtre, de la boxe une manière de se rendre présents.
En fait le cadre de la pensée de l’artiste est bien plus large. À partir de ce qui se passe aux États-Unis, il s’intéresse à la manière dont les Africains et les Noirs vivent dans bien d’autres lieux de la culture occidentale, quelles relations ils ont avec le pouvoir et quelles sont les images en jeu.
Sa technique est spécifique. L’usage de la peinture au latex, avec deux coloris principaux, le noir et le blanc, permet de peindre les éclairages de projecteur, avec des lumières blanches et crues, et des ombres multiples, qui sont des représentations de ce qui se joue dans cette conquête de l’identité par la culture. Et plus encore de la liberté : toutes les œuvres ont un titre précédé de "(Forever free)" et une signature de l’artiste avec un penny incrusté, car sur une des faces se trouve le profil de Lincoln.
Dans Sub Rose, mais aussi The Road most Travelled, les personnages sont si éclairés qu’ils apparaissent blancs avec des positions de penseurs, à la Rodin, sur des supports qui constituent le lien avec leur histoire : une barque, pour exprimer le trajet de la traite, une statue africaine pour signifier l’origine culturelle, des grelots, des colliers de reconnaissance sonore …
Cette question du lien avec la culture des propriétaires blancs, ou de la bourgeoisie qui les utilise dans les activités de la maison, est bien exprimée dans Black Values, où un lustre est à terre, entraîné par la masse inférieure, sculptée comme une figure noire.
L’artiste n’évoque pas directement la violence, mais la lutte d’identité au sein des univers bourgeois comme dans ce cheval de bois où la figure est un buste noir et l’assise un bras ; ou, avec The Tale of Two Toms, deux boxeurs placés à deux niveaux différents, comme des jouets.
La figure de la black mammy, servante noire rieuse et affectueuse, n’est pas absente et renvoie à son inspiration antérieure, plus critique : sculptée de plusieurs manières, l’une est déposée sur un socle en forme de monument des États confédérés du Sud et l’autre a une forme de tirelire, pour rappeler que la traite était à l’origine d’un vaste système économique et financier.
Le tableau grand format à l’accueil est le plus iconique : il représente Lincoln assis monumentalement, impassible, dont on sait pourtant que la politique abolitionniste était très ambiguë , à ses pieds trois chevalets de peintre, organisé comme un Golgotha, et trois figures du KKK dansant, the Facts of Life : le Klan est apparu quelques mois après l’assassinat du président républicain en 1865.
Les chevalets sont vides et attendent le peintre qui s’emparera de façon critique du sujet.
Cette exposition, une découverte, atteste la fidélité de l’artiste à ses engagements dans un renouvellement profond de sa technique.
Jean Deuzèmes