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Nick Doyle. Ruin



Une exposition étonnante de tableaux-objets renouvelant l’esprit des patchworks, mais avec des tissus de jean. Une œuvre sur le déclin du modèle viriliste américain par un plasticien subtilement moraliste, à la galerie Perrotin.

Nick Doyle, né en 1983 en Californie, vivant et travaillant désormais à New York, réalise des tableaux-objets en tissus de jean. Virtuose de ce médium très rarement utilisé, il développe une vision pop de l’Amérique, utilise ses codes et ses symboles du quotidien, non plus pour critiquer le système de consommation, mais pour constater la crise d’identité chez les personnes intégrées socialement. Alors que, sur des thématiques analogues, de grands artistes avaient adopté un style trash et violent, il choisit une technique élégante et des objets immédiatement lisibles (un bouquet de fleurs, une cravate coupée, un pot de peinture renversé) pour symboliser la vanité des anciens repères virilistes, en reprenant les clichés représentant l’ American Dream et sa culture.

Ici la technique est surprenante, l’opposé du « vieux » geste artistique de l’expressionnisme abstrait, façon Jackson Pollock, et réinventer le travail d’atelier, l’artisanat du patchwork et du quilt américains. Nick Doyle ne célèbre plus la conquête de l’Ouest, mais dit la déliquescence de l’Empire américain à Wall Street ou dans la Silicon Valley. À la Galerie Perrotin, pour sa première exposition à Paris (19 mars-28 mai 2022), l’artiste ironise sur le déclin de la génération des boomers et annonce celle des traders.

La force de l’œuvre de Nick Doyle tient à l’association d’un matériau, d’une technique et d’une réflexion critique sur l’Amérique contemporaine.
Dans la galerie Perrotin, toutes les salles sont blanches et accueillent une surprenante variété de bleu indigo provenant de tableaux-objets, dont on ne sait si les sujets aisément reconnaissables sont des reliefs ou des trompe-l’œil.

Il faut donc se rapprocher pour admirer une sorte de marqueterie d’un genre nouveau faite de motifs en denim, teintés dans une variété de tonalité. Tout se passe comme si l’artiste avait fait du collage de morceaux de jean, le symbole culturel des USA qui s’est diffusé dans le monde entier.

Techniquement, l’artiste dispose de 200 sortes de toiles denim de couleur indigo aux textures différentes, qu’il découpe finement, avec ses deux assistants, et qu’il colle ou coud tel un ébéniste sur des supports aux formes les plus variées, des représentations fidèles de la réalité. L’artiste donne de la profondeur historique et politique à ce matériau :

« Le bleu provient de l’indigo que l’on retrouve traditionnellement sur le denim américain. La culture commerciale d’origine était l’indigo, avec son importation et son histoire problématiques. Et une fois que le coton est entré dans ce schéma, les deux se sont combinés pour créer le fameux jean bleu, entamant ainsi une obsession qui a parcouru tout le cours de l’histoire américaine. À travers la ruée vers l’or, diverses révolutions culturelles comprenant la naissance et la mort de nombreuses sous-cultures, le denim a tenu rôle de symbole de tous ces différents idéaux et exploitations. Cela est tellement fort que j’y perçois un symbole idéal des contradictions de l’Amérique : une Amérique si fière de son solide individualisme et qui continue d’ignorer combien de personnes ont été et continuent d’être exploitées pour que ce symbole existe. » (Entretien sur The Steidz)

“Americana”. Martha Washington Quilters’ Guild. 1986

La virtuosité technique est non dissociable du dessin initial et de l’organisation des contours, le tout au service de l’idée. L’œuvre est un hymne à l’intelligence de la main, analogue à celle qui s’exprime dans la tradition du luxe actuellement en plein essor malgré la situation de crise mondiale.

Il s’agit donc d’une écriture textile qui s’inscrit dans la grande tradition des patchworks et quilts américains, dont le style a permis d’exprimer des symboliques différentes, mais la plupart du temps célébrant la force culturelle et sociale du modèle américain, les grands mythes dont les westerns sont porteurs.
« L’Amérique, en d’autres termes, s’est construite comme un patchwork, et inversement, chaque patchwork en cours de réalisation rejoue la conquête de l’Amérique. » Géraldine Chouard

Il y a cependant un contraste très grand entre la subtilité de la technique et le sujet d’ensemble, la déliquescence de l’homme blanc, lui qui va, paradoxalement, se retrouver parmi les acheteurs collectionneurs… Cette œuvre fonctionne comme une sorte de Vanité sociale, dans un contexte post Metoo, où le virilisme est saisi d’un doute profond.

Nick Doyle questionne les classes moyennes et supérieures actuelles, et notamment celles qui travaillent dans la finance, au travers de leurs vêtements choisis avec soin, mais qui ne peuvent cacher les assauts sociétaux : un trompe l’œil inouï (une surface plane, avec une multiplicité d’ombres) d’une chemise maculée d’une tache blanche évocatrice face à une cravate coupée, l’homme blanc travaillant dans une grande société, symboliquement castré avec la paire de ciseaux à ses côtés.

D’autres œuvres attaquent frontalement le monde des artistes, leurs crises d’identité : le crayon, une représentation phallique cassée, le pot de peinture renversé, le pinceau traduisant le geste du peintre arrêté en pleine course.

La question de l’abus des drogues à l’Ouest est représentée dans une délicate installation par un cactus en cuir finement cousu reposant sur un matelas, comme dans une fumerie d’opium, avec des fleurs de pavot à ses côtés, l’homme à nouveau phallique recouvert d’un patchwork en denim.

Le cactus et à côté un sac-poubelle, les deux traités frontalement à plat et créant l’illusion du relief, parlent probablement du désespoir des mythes de la conquête de l’ouest.

Un bouquet constitue un morceau de bravoure du trompe-l’œil et semble exprimer le désespoir de l’homme blanc dans sa conquête de la femme
Est-il le symbole des ruptures hommes/femmes ? Les fleurs colorées ne sont pas fanées, mais jetées à la rue dans leur éclat, et sont la réponse d’une femme à un prétendant ayant gardé les anciennes manières de la séduction. Un regard à la fois grinçant sur le changement d’époque, mais non dénué de tendresse pour la figure de l’homme.

Les œuvres de Nick Doyle séduisent et dérangent, elles traduisent un regard désenchanté sur la déliquescence de l’univers masculin américain. Sont-elles des fenêtres sur l’univers de la cancel culture ?

L’artiste est un moraliste visuel et virtuose, dont le titre de l’exposition, Ruin, résume toute une époque, celle des années 2020.

Jean Deuzèmes


19 mars - 28 mai 2022

76 rue de Turenne
75003 Paris France

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