Enseignant et artiste, Lewen ne cessa de produire tout au long de sa vie, selon le même principe : raconter des histoires sur le mode de toiles et de dessins mis souvent côte à côte, des triptyques (religieux) devenus polyptyques. C’est ainsi qu’il a conçu une histoire de l’évolution de l’homme, « La Procession », commencée en 1960 et arrêtée en 2014 : une suite de panneaux peints de 102 x 51 cm qui fait un kilomètre de long !
En 1985, l’artiste renonça à vendre ses œuvres, car « l’art n’est pas une marchandise » et, faute de place chez lui, fit don de toutes celles qu’il possédait à un institut privé [1] en Pennsylvanie. Un an avant sa mort en 2015, déclarant qu’il est « fini-plus jamais un artiste », il lègua ses pinceaux, peintures et autres instruments à son petit-fils Damon.
L’œuvre
Elle se présente sous la forme d’une série de 63 dessins au fusain en noir et blanc, dont 55 originaux, de forme identique, 60 x 40, qui se répondent les uns les autres. Installés à touche-touche, sur près de 40m, les dessins forment une boucle rappelant à la fois le cinéma muet ou d’animation, qui a fasciné l’artiste sans qu’il franchisse le pas de la réalisation, et la gravure sur bois.
La conception sérielle est très en avance sur son temps. Si l’artiste a utilisé la couleur de multiples fois, ici, il a choisi ici de travailler uniquement au fusain, du bois brûlé, sur carton préparé au gesso, qu’il gratte, qu’il ponctue à l’encre aussi avec une grande créativité gestuelle.
« Parade » qui a pour dédicace « À nos enfants » prend comme métaphore le conflit avec l’Allemagne. La série commence après l’armistice de 1918 avec des enfants qui jouent, avec des épées de bois, comme dans ses souvenirs d’enfance, entreprennent une marche qui devient une marche de jeunes soldats tirés par la mort, se transforme en guerre jusqu’à la destruction totale, avant la paix et la réconciliation des peuples. Au milieu du parcours, un dessin très sombre, dramatique, un couple qui court dans la rue avec ses deux enfants : l’image de l’exil.
Au mahJ, la force graphique et la force narrative de l’œuvre ont été renforcées par l’accrochage à portée d’œil du visiteur, avec l’appui de Art Spiegelman. Cet auteur de Maus, la célèbre BD, un travail en noir et blanc avec textes, racontant la Shoah au travers des yeux d’une souris, a découvert « The parade » en 2013, s’est lié d’amitié avec Si Lewen jusqu’à rééditer cette œuvre.
Bien que Lewen fût un pacifiste, « Parade » porte l’idée, dans sa structure en boucle, que les conflits reviennent de manière récurrente, tout en ayant des moments d’espérance et de consolation.
Pessimisme et force graphique font de cette œuvre non pas une représentation de la Seconde Guerre mondiale, mais de la guerre en général, et pour cela elle est d’une portée universelle.
Le noir et blanc utilisé traduit le choc traumatique que l’artiste a connu en entrant dans Buchenwald, où tout était noir et blanc, « jusqu’au sang ». Ces deux seules couleurs traduisent aussi toute la vie de l’artiste qui est un grand et douloureux voyage : pogrom polonais, violence de l’antisémitisme berlinois, puis à New York en 1936 où il subit une altercation antisémite d’un policier qui l’affecte profondément jusqu’à un long séjour en hôpital psychiatrique, la guerre et le retour en Europe dans les troupes US.
Le dessin exprime la montée de la guerre : le trait, d’abord clair pour l’innocence des enfants en cortège, tourne rapidement au noir du fusain, comme l’engrenage du premier au deuxième conflit mondial. La figure de la mère se transforme dans l’allégorie de la mort qui conduit les enfants à l’enrôlement de masse.
En effet, ce ne sont pas des individus, mais des bataillons qui sont représentés. Le trait et les portraits de groupe traduisent l’affrontement, font entendre le fracas des destructions, l’anéantissement, mais aussi la réalité des camps. Le ciel enfumé traversé par des oiseaux, le cadre de l’épuisement des hommes et de la terre précèdent le corps à corps symbolique final des deux ennemis qui s’écroulent sur la baïonnette de l’autre.
Finalement, si la victoire est largement fêtée, revient le chien aboyant et menaçant des premières images devant une foule agitant ses drapeaux. À une différence près : la consolation de l’enfant par la mère est en premier plan. La boucle de la guerre va-t-elle recommencer ? Le visiteur entre dans un engrenage visuel et peut reprendre le début de l’exposition.
« Il est athée, mais Si a la foi, sinon en Dieu, du moins dans la valeur de l’art (sans prix) et dans ses qualités d’artiste. Ayant placé l’art au centre de son univers, il a voué son existence à l’expression de ses émotions et de ses convictions. » Art Spiegelman (Catalogue)
Cette série porte des références enfantines plus anciennes, celle des gravures sur bois de Frans Masereel, sans mots, regroupées dans Mon livre d’heures que son père, grand écrivain en langue yiddish des légendes hassidiques, lui avait offert. Il y a quelque chose d’étrange à savoir que le père raconte des histoires sans images et que le fils produit des histoires sans mots. Des histoires de l’humanité pour les deux.
La série porte les traces de Picasso.
Guernica (1937), avec un chien analogue au cheval, mais aussi l’opéra « Parade » que l’artiste catalan a scénographié vingt ans plus tôt, en 1917, une œuvre collective écrite par Cocteau sur la musique de Satie, une œuvre poétique où la légèreté est opposée à la brutalité du monde.
C’est ainsi que le titre « The Parade » donné par Si Lewen, qui se traduit par Défilé, a été volontairement maintenu pour l’exposition, dans une sorte de clin d’œil artistique.
L’œuvre évoque des œuvres multiples sur la mort et la guerre : José Guadalupe Posada, Käthe Kollwitz et la série de 82 gravures « Les désastres de la guerre » de Goya, réalisée entre 1810 et 1815 [2].
Remarque : le film réalisé à l’occasion des 50 ans de la production de l’œuvre a pris le parti discutable et excessif de transformer une suite (incomplète) de dessins conçus sur la logique d’images de film en un vrai film (à partir de 1, 20), avec une bande son narrative que les commissaires de l’exposition du mahJ n’auraient probablement pas retenue. Mais l’intérêt de ce document est de voir les images de près.
La guerre et les échos de l’œuvre
Lorsque Si Lewen termine son œuvre, il présente une maquette de l’ouvrage à la grande photographe Lotte Jacobi, qui par ailleurs connaît bien Einstein pour avoir réalisé ses photos « officielles ». Elle lui conseille d’envoyer cette maquette au savant, pacifiste comme lui. Alors qu’il n’attendait aucune réponse, celui-ci lui écrivit en 1951 : « Je trouve votre œuvre très impressionnante d’un point de vue purement artistique. En outre, je trouve qu’elle a le réel mérite de combattre les tendances belliqueuses par le biais de l’art. Ni les descriptions concrètes ni les discours intellectuels ne peuvent égaler l’effet psychologique de l’art véritable. On a souvent dit que l’art ne devait se mettre au service d’aucune cause politique ou autre. Je ne suis pas de cet avis. […] Notre époque a besoin de vous et de vos œuvres ! »
Cette œuvre mit du temps à être reconnue. Exposée à la galerie de Lotte Jacobi en 1953, elle fit l’objet d’une à tirage limité en 1957 et cinquante plus tard d’une nouvelle édition et du film ci-dessus. La vraie révélation est récente, 2016 : Art Spiegelman, artiste d’une génération postérieure, qui a partagé le cauchemar des camps, va faire redécouvrir Si Lewen .
« The Parade entonne un hymne funèbre déchirant sur les poussées de fièvre guerrière récurrentes de l’humanité. Il est d’une actualité hélas toujours aussi brûlante aujourd’hui[…] Son horreur de la cruauté et de la stupidité humaines, sa clairvoyance morale aussi, arrivent au bon moment » Art Spiegelman (Catalogue)
Il publie un extraordinaire livre « Si Lewen-The parade, l’odyssée d’un artiste », le catalogue d’exposition du mahJ. Ce livre-objet reprend le même principe : un livre accordéon, techniquement dans le monde de l’édition un leporello, dont une face comprend les dessins, côte à côte, de Parade et l’autre présente l’histoire de l’artiste et ses autres œuvres. Une boucle, comme l’est aussi l’histoire des guerres.
Cette exposition puissante met en image le cauchemar des guerres et par sa sérialité narrative montre que le temps passe très vite, la guerre et la paix étant intimement mêlées.
Comment ne pas reconnaître l’actualité de ce chef-d’œuvre si particulier en ce printemps 2022 ?
Jean Deuzèmes