1993. Ed Kienholz qui, depuis 1972, réalise toutes ses œuvres avec sa cinqième épouse, Nancy Reddin n’a plus que quelques mois à vivre. Mais, comme en témoigne « The Pool Hall » présentée en ce moment dans la galerie Templon à Bruxelles, la rage demeure. Intacte, comme depuis ses débuts 40 ans plus tôt quand il s’installe à Los Angeles. En point de mire : une Amérique qu’il connaît bien, la profonde, la rurale, celle de son enfance passée dans la ferme familiale. On n’y apprend pas la philosophie ni la littérature, mais on sait se servir de ses mains pour nourrir et tuer les animaux, construire une charpente, monter un mur, trafiquer un circuit électrique et manier le fusil. La violence, il connaît. La débrouille aussi qui le voit tour à tour barman, vendeur d’aspirateurs, infirmier dans un asile psychiatrique… et même galeriste quand, en 1956, devenu peintre assemblagiste, il ouvre la Now Gallery avec une exposition d’artistes californiens réunis autour d’un mot : « action ». Lui-même trouve alors sa manière : ce sera l’installation construite à partir d’objets de récupération et de photographies appartenant à la vie et aux dépotoirs de l’American Way of Life autour desquels il intègre des moulages d’humains dont il peaufine l’apparence sale et anonyme en recouvrant le tout de peinture et de vernis jetés, giclés ou étalés :
« Je pense principalement à mon travail comme à l’empreinte d’un animal qui traverse la forêt et trace une piste de pensée, et le spectateur est le chasseur qui vient et suit la piste. » L’Amérique profonde disait-on. Celle qui l’a vu grandir dans les ombres de McCarthy et le plonge désormais tout à la fois dans l’optimisme de l’American Way of Life et la guerre du Vietnam (1955-1975). Le tout sur fond de racisme viscéral, de machisme et de religiosité fanatique. Visuellement, tout est dit très tôt : ce sera hypnotique autant que révulsant, efficace autant que dérangeant. Car Kienholz ne se refuse rien et s’attaque au quotidien qu’il nous envoie en pleine figure à partir d’associations percutantes et de gestualités agressives. Résultat : dès 1961, il est invité au MoMA à l’occasion de l’exposition historique « The Art of Assemblage ». Très rapidement aussi, il trouve en Europe un public qui, de Stockholm, Amsterdam, Londres, Düsseldorf et Paris, est prêt à recevoir les images de cette Amérique du sordide. Le voilà en 1968, à la Documenta IV de Cassel, en 1980, dans l’écurie de la galerie Maeght et en 1990, à la Biennale de Venise.
Quelques repères
Dans « The Wait »de 1964, l’installation présentée de manière frontale met en scène un décor d’intérieur pauvre au centre duquel est assise une vieille femme (un corps fait d’os) qui n’a plus pour attendre la mort qu’un chat empaillé qu’elle caresse, son collier de bocaux remplis de crucifix et autres souvenirs, une perruche bien vivante (seule note de couleur) et la vielle photo de son mari défunt, mais immortalisé dans sa pleine jeunesse. Un an plus tard, « The Beanery » soulève la même question du temps, mais en reproduisant un bar de Los Angeles dans lequel, hormis le patron, hommes et femmes ont, à la place d’un visage, un cadran d’horloge dont les aiguilles se sont arrêtées à la même heure. Parallèlement d’autres thèmes vont investir son savoir-faire. La violence raciste par exemple dans « Five Cars Stud » (1969-72) ou encore, dans une autre, celle des anti-avortements.
La guerre enfin. Celle du Vietnam lui donne l’occasion d’une de ses pièces les plus célèbres, « The Portable Art Memorial » qui, tout évoquant le présent (le distributeur de Coca, le Fast-food…) élargit le propos aux autres guerres en érigeant, en fond, une stèle de pierre tombale avec le nom des 475 villes détruites depuis la Première Guerre mondiale par la rage destructrice des combats et l’ivresse des nationalismes.
En 1972, justement, il épouse Nancy Reddin (son cinquième mariage) qui depuis cosigne les œuvres. Un an plus tard, le couple s’installe à Berlin Ouest qui vit alors l’heure du groupe Fluxus et des expressionnismes façon Baseliltz, Immendorf ou Vostell. Le terrain est propice. Les deux artistes vont se déchaîner, mais, aussi, s’attaquer à la mémoire allemande en intégrant dans les installations les petites radios populaires (appelées le « museau de Goebbels ») vendues à partir de 1933 avec la croix gammée (toujours vendues en 1949 à plus de 12 millions d’exemplaires) et qui symbolisent le pouvoir des médias à la solde des dirigeants !
Partageant désormais leur temps entre l’Europe et la petite ville de Hope à l’extrême nord de l’Idaho, ils vont encore hausser le ton, visant des mises en scène de plus en plus trash comme cette œuvre « The Pool Hall » (présentée dans cette superbe exposition de la galerie Templon à Bruxelles), réalisée un an avant la mort d’Ed Kienholz.
Dans une ambiance de bistrot sombre, dégoulinant de poussières et de jus sombres, deux hommes-cerf, qui portent le masque blanc des hockeyeurs, jouent au billard. L’un d’eux, de sa canne, vise le trou qui lui assurera le respect et que le couple Kienholz désigne comme la partie convoitée d’un mannequin-femme auquel le duo d’artistes n’a pas manqué d’enlever la tête. Dans le fond, entre un miroir cassé et une enseigne publicitaire, l’image d’un troisième acteur, nous fixe, le regard dissimulé derrière ses lunettes noires. C’était en 1993. Pourtant, cette œuvre n’a rien perdu de son actualité. Les ramures de cerf renvoient autant au symbolisme du trophée de chasse, à l’appel sexuel du brame du cerf, à Jack Angeli, l’homme aux cornes du mouvement QAnon rendu mondialement célèbre au moment de la prise d’assaut du Capitole.
Dans l’exposition bruxelloise, on retrouve les grands thèmes qui pointent les dérives du temps comme la religion avec une suite de crucifix revus et corrigés, le machisme et l’identitaire. En somme, des sujets très actuels !
Guy Gilsoul
Voir la Viewing Room de la galerie de Bruxelles.