Dès l’entrée, un mur entier de 66 tirages couleur attire le regard.
Tous les clichés parfaitement alignés sont subtilement composés.
Et pourtant, vus de près, ce ne sont que les fragments d’un appartement décoré avec goût, daté, dont la splendide lumière naturelle captée ne peut cacher la mélancolie qui en émane : « L’appartement de Suzanne Faigenbaum (1923-2015), rue de Clichy, Paris, 2016-2021 » est l’appartement demeuré vacant de sa mère, ancienne couturière, décédée en 2015. « Patrick Faigenbaum a voulu garder les traces des objets, des meubles, et des habitudes que l’on devine dans cet intérieur, ‘ comme un tableau en creux de la présence disparue’ (Jean-François Chevrier). » (Flyer de présentation)
Ces clichés sont l’inverse exact des photos antérieures d’aristocrates italiens ; par la couleur, les petits formats, l’absence de personnage, les souvenirs toujours vivants, ils manifestent la tendresse filiale et non plus la distance indifférente.
Les photos de cette mère sont accrochées sur un mur en vis-à-vis ; saisie dans sa maison de retraite avec des prises de vue qui vous subjuguent par leur humanité : la vieille dame continue à coudre ou donne peut-être la main à sa petite fille. Le point de vue, dans toute l’acception du mot, est en plongée, il rapetisse les corps, les couvre avec affection. En peinture ce point de vue est appelé celui de Dieu, ici il est filial.
Devant la rigueur de cet accrochage, on peut se souvenir de l’impressionnante série de portraits de sa mère en noir et blanc, présentée au musée de la Vie romantique (Paris – Proche et lointain- 27 septembre 2011 – 12 février 2012).
« Les nombreux clichés suivants de sa mère, alitée au soir de sa vie, ont été pris l’hiver dernier dans le huis clos de sa chambre à coucher. Déclinés en planches contact, ces fragments sans artifice résonnent d’un silence privé, traduisent la complicité du lien familial, frémissent de la confiance de la mère, impavide devant l’objectif de son fils. » Daniel Marchesseau, co-commissaire de l’exposition, in Dossier de presse.
Cette humanité du regard imprégnait déjà sa célèbre photo « Boston (1974) » où il saisissait un SDF assis endormi, ou malade, s’accrochant de la main à son banc avec un mur rayé par le temps en arrière-plan : un homme simplement.
Catherine Grenier, dans son livre L’art contemporain est-il chrétien ? avait déjà commenté l’attrait de certains artistes pour ce type de situation allégorique, la chute de l’homme d’aujourd’hui, loin de la photo humaniste telle qu’on pouvait la voir dans la célèbre exposition « Family of Man ». Avec sa sensibilité propre, Patrick Faigenbaum anticipait le retour au réalisme des années 80-90, loin de l’autofiction d’alors. Ce cliché était fondamentalement moderne, avant la vidéo d’Anri Sala [1].
Ce rapport à l’homme de la rue est au cœur de sa série « Rue de Crimée, Paris 2020-2021 » où il saisit la réalité des sans-abris, dans une rue proche de la sienne, la réalité de leur vie, froide comme les couleurs des clichés le sont. Mais ni voyeurisme ni misérabilisme : Patrick Faigenbaum est un photographe de la dignité.
Ses clichés sont très différents de ceux d’Andres Serrano que l’on a pu voir en 2016 à la Maison européenne de la Photographiesur les SDF. Avec en filigrane des visages de l’Amérique de Trump et d’ailleurs, ces clichés obtenus avec une savante mise en scène, tirés en très grand format, avec des couleurs fortes, relevaient d’une attitude militante ou provocatrice : « Andres Serrano nous invite à regarder et à réhumaniser ces hommes et ces femmes devenus invisibles aux passants que nous sommes. » peut-on lire sur le site de la MEP
Chez Patrick Faignebaum, la discrétion et la consolation sont préférées à une compassion colorisée.
Le sens de la composition, témoignant de sa formation initiale de peintre, se trouve exalté dans ses natures mortes qui rappellent le grand art hollandais du XVIIe. Sa « Composition autour d’une grappe de raisin, Santulussurglu, 2019-2021 » fascine par sa maîtrise du jeu de la lumière.
« Le citronnier, Santulussurglu, 2019-2021 » est un grand format composé de quatre « tableaux », chacun tout aussi splendidement construit, qui introduisent une présence humaine sous la forme d’une simple main. La subtilité de l’œuvre en cache une autre : le cliché a été pris en Sardaigne, le village de sa compagne, le milieu familial où il a fait bien d’autres photos. Mais la posture est toujours la même, celle de « L’appartement… » ou de la série des aristocrates italiens : lier le lieu et le sujet, ou l’objet. Comme dans des œuvres sur le Bengale, objet de la précédente exposition chez Nathalie Obadia en 2015, les fruits choisis sont des métaphores, celles du milieu rural qui entoure l’artiste.
Un grand format « Bremerhaven, 1997-1998 » attire aussi l’attention et, pourtant, il n’y a rien d’extraordinaire à voir.
Cet avant-port de la ville de Brême, au débouché du fleuve Weser sur la mer du Nord, a été détruit durant la Seconde Guerre Mondiale, tout y est donc récent. Ce qui n’a pas bougé en revanche, c’est le paysage et sa froideur. C’est pourtant dans ce lieu sans intérêt que Patrick Faigenbaum a basculé du Noir et Blanc à la couleur alors que son intérêt quitte les généalogies familiales pour les villes. Comment en faire un portrait ? Parce que l’on ne sait rien de l’état intérieur de l’artiste à cette époque, on est réduit à chercher la signification de ce cliché marqué par l’étrangeté : on n’y voit que des hommes et des femmes, mais cette fois-ci de dos, des inconnus donc, un portait de groupe très composé avec des personnes pourtant dispersées, dans une tonalité de gravité où la brillance de l’eau, l’espace de déambulation l’horizon sont les vrais sujets. Le vide moderne ?
Un grand art qui décline le concept de portrait, subtilement et avec un sens aigu du respect, à la recherche de la justesse entre la beauté de l’image et la vérité de l’artiste.
Jean Deuzèmes