Alors qu’il dispose d’un important atelier, une entreprise pourrait-on dire, il engage en 2010 une série de peintures plus intimes, seul dans sa résidence du Devon, des natures mortes, avec papillons, bocaux de verre et mâchoires de requin : « Two Weeks, One Summer » (exposition à la White Cube Gallery de Londres en 2012).
Il y introduit des fleurs de cerisiers, symbole d’un moment évoquant le renouveau, le passage du printemps à l’été, mais aussi d’un moment éphémère. Alors qu’il attache beaucoup de rigueur, dans la décennie suivante, son trait se relâche progressivement, il emploie des couleurs vives qui se chevauchent, avec des empâtements épais, inspiré par la peinture post-expressionniste de Bonnard.
En 2018, il commence la série « Cerisiers en fleurs » sans modèle précis, sauf la présence d’un seul cerisier dans son jardin et le souvenir de celui de sa mère.
Il réexplore le sujet traditionnel et populaire de la peinture de paysage qu’il avait abordée en 2010. En mêlant touche et projection, sur des fonds où troncs et branches ont été faits par ses assistants, il détourne, tout en leur rendant hommage, et non sans ironie joyeuse, les mouvements de l’art du XIXe et du XXe : le pointillisme et l’action painting.
Sa peinture est ainsi énergique et n’est pas sans rappeler les techniques de Pollock et de Bacon : de la projection sur des toiles, mais à la verticale, ce qui n’est pas sans lien avec le fait qu’elles aient été finies durant le confinement par un artiste seul dans son atelier.
Dans ce moment de sa vie d’artiste il mêle figuration et abstraction ; il en est venu à l’idée qu’il pouvait se laisser aller à l’émotion. « C’était jouissif de travailler sur ces toiles, de me perdre entièrement dans la couleur et la matière à l’atelier. […] Grâce à elles [Les Cerisiers en fleurs] je me suis éloigné du minimalisme pour revenir avec enthousiasme à la spontanéité du geste pictural. [2]
Alors qu’il peignait des formats moyens, il prend le parti de faire des formats très grands, de la taille des vrais arbres pour que l’on puisse s’y perdre. Il cherche à produire une peinture immersive qui continue à susciter une réaction physique, différente cependant de ses animaux et des violences commises. En effet chez lui, le projet est d’arrêter le visiteur par des œuvres qui sautent à la figure. Ses cerisiers ne sont pas des images pour boîtes de bonbons, mais des éclats de lumière et différentes ambiances de couleur qu’il a voulu offrir, comme les impressionnistes. Toutefois, lui ne peint pas sur le motif, il était toujours en atelier, et ce sont ses émotions qu’il a transcrites avec ses doigts : les fonds, la densité des fleurs et des feuilles changent ainsi que leur couleur. Mais le tronc et les branches sont souvent structurés pareillement.
Est-on cependant dans une peinture immersive ? La problématique est différente de celle de Monet et ses nymphéas. Les tableaux sont à distance les uns des autres, mais c’est leur nombre qui surprend dans les quatre salles de la Fondation Cartier ; c’est la différence des tonalités qui fascine. C’est en se rapprochant des toiles pour comprendre comment il a peint, que l’émotion passe et peut vous submerger. Les détails, des taches colorées, vous attirent. Non pas des trous noirs mais des trous colorés.
Étrangement, Damien Hirst se refuse à faire la différence avec ses animaux coupés. Car il est fidèle à la tradition japonaise : les fleurs de cerisier sont associées à la mort, avec une floraison très brève, qui rappelle que les cerisiers correspondent à un cycle de la vie, les fleurs exprimant la brièveté de la vie.
Ces cerisiers qui posent la question du bonheur, de la vie n’oublient pas la mort. On le voit dans certaines toiles sombres. C’est dans ces conditions que l’artiste se rappelle la finalité qu’il a donnée à l’art au début de son engagement : nier la mort. Donc, vivre.
Se retrouvant seul au moment du premier confinement il reconnaissait : « Moi qui donne d’habitude beaucoup d’instructions, je n’avais jamais été aussi engagé physiquement. Je ne faisais plus que ça. Peindre a bizarrement absorbé mes angoisses du Covid -19 dans une imagerie positive. [3] »
« Les cerisiers en fleurs » ne relèvent pas d’une simple recherche décorative, elles ressemblent à une vanité heureuse. « [Elles] perlent de beauté, de vie et de mort. [4] »
Jean Deuzèmes