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Amsel Kiefer. Pour Paul Celan



Kiefer est désormais partout. Jusqu’au 11 janvier 2022, tout est démesure au Grand Palais éphémère : les 19 tableaux de Kiefer et surtout la poésie de Paul Celan. Une expérience dans l’art plus encore qu’une simple visite.

Certes Amsel Kiefer fait figure désormais d’artiste officiel depuis la commande au Panthéon pour l’entrée le 11 novembre 2020 de Maurice Genevoix et de « Ceux de 14 » ; certes les expos sur ses œuvres se multiplient depuis 10 ans, mais à chaque fois l’émotion est réactivée, car l’artiste allemand vivant et travaillant près de Paris est toujours productif.
En 2016, deux expositions simultanées majeures, au Centre Georges Pompidou et à la BNF, correspondaient à une rétrospective, pour l’une, et, pour l’autre, confirmait le double attrait pour le livre et le plomb avec ce titre très synthétique « Amselm Kiefer, l’alchimie du livre ».
On y découvrait la place de la poétesse Ingeborg Bachmann et on vérifiait l’importance du poète Paul Celan dans l’œuvre de Kiefer (voir vidéo avec lecture d’ Isabelle Huppert).
Après une intense production en atelier durant la première vague du Covid, l’artiste revient au Grand Palais, où sa première exposition, Monumenta, remonte à 2007 ; cette fois-ci, pour cause de rénovation, le lieu est autre, mais avec un nom proche. Le cadre a changé, l’objet a glissé. La verrière lumineuse s’est transformée en une voûte sombre en plein cœur de l’hiver dans un « silence de plomb » ; les œuvres sont démesurées et les fonds sont sombres ; la poésie de Paul Célan est partout, dessinée sur les tableaux, incrustée par extrait dans la matière épaisse.

La question de l’exposition : comment rendre palpables visuellement des textes aussi râpeux ? La peinture de Kiefer apporte une réponse puissante. Tragique sans nul doute, mais avec des signes d’espérance aussi.

«  La langue de Paul Celan [1] vient de si loin, d’un autre monde auquel nous n’avons pas encore été confronté, elle nous parvient comme celle d’un extraterrestre. Nous avons du mal à la comprendre. Nous en saisissons çà et là un fragment. Nous nous y accrochons sans jamais pouvoir cerner l’ensemble. J’ai humblement essayé, pendant soixante ans. Désormais, j’écris cette langue sur des toiles, une entreprise à laquelle on s’adonne comme à un rite » résume Anselm Kiefer dans le catalogue.

Cette exposition « visuelle » n’a ni début ni fin. Le visiteur y erre entre des fragments de murs installés sur roulettes : des tableaux grand format, accolés les uns aux autres pour devenir immenses, jusqu’à 15 m de large ou 8,5m de hauteur. Et deux objets : un blockhaus fissuré, d’où sortent des tiges de pavot, symbole du souvenir ; un avion de plomb portant des livres de plomb, et hérissé non pas d’armes mais de pavots.

Au fond, avec la tour Eiffel en arrière-plan, l’arsenal : trois immenses étagères où sont classés les matériaux dont se sert l’artiste dans ses différentes œuvres (lire la description dans le Livret catalogue - PDF en fin d’article). Derrière ce souci de rationalisation, qui est très loin du bazar d’atelier que l’on trouve chez certains artistes (celui de Francis Bacon est bien connu), l’artiste emploie une terminologie militaire : « Arsenal », tandis que la forme pourrait rappeler à certains la rationalité des camps.

C’est toujours le même sujet qui hante Amselm Kiefer : assumer l’identité allemande.( Lire article de Voir et Dire sur l’exposition de 2016 >>>). Dans les autres expositions, il explorait les mythes germaniques qui ont fait l’histoire sur plusieurs siècles. Ici la poésie de Paul Celan est partout et le fait travailler tout ce qui le hante depuis l’enfance, depuis ses photos sur plaques de plomb où, jeune artiste, il revisitait les lieux où sont passés les nazis, dont son père faisait partie, jusqu’aux réflexions sur l’actualité du Romantisme, en passant par le bunker où, adolescent, il se déshabillait avant d’aller nager dans le Rhin.

Cette hantise du passé est encore plus forte que chez Boltanski [2] et surtout ce ne sont pas des visages (souvent d’inconnus) ou des traces d’hommes et femmes (vêtements) qui sont utilisées, mais la poésie de Paul Celan, aussi aride et touffue que sa peinture dans laquelle il introduit des matériaux ou objets (faux, haches, pierres, caddie, blés, fougères peintes, charbon, etc. ) que l’on retrouve dans les poèmes de Paul Celan. Rauschenberg le faisait il y a 60 ans en incrustant des objets de la société de consommation.

Kiefer dispose d’une bibliothèque immense et utilise ce qu’il considère le plus proche de sa propre méditation mémorielle, le plus en écho avec des textes qu’il travaille depuis 60 ans à côté d’autres, notamment la Kabbale.

Aussi, cette exposition peut être visitée comme une exploration de la poésie de l’auteur roumain, qui est difficilement compréhensible dans le texte à moins d’être un bon germanophone, mais dont il existe d’intéressantes traductions. On la visite sous la voûte sombre, éclairée de quelques spots, comme si on déambulait écrasé dans une nuit étoilée sans lune.

C’est dans sa langue maternelle, l’allemand, que Paul Celan a écrit son œuvre poétique. Cependant, cette langue y est réinventée, déconstruite et rebâtie de décombres. C’est son mystère, son rythme et l’étrange puissance des images qu’elle fait naître qui fascine. L’expérience vécue de la tragédie et le silence imposé sur l’Holocauste ont fait éclore en lui la nécessité de créer une « contre-langue ». Cette notion traduit la violence ressentie par lui et les siens : bien qu’ils aient vécu en territoire roumain, l’allemand était une part essentielle de leur identité et culture juives. Mais elle était également la langue de leurs bourreaux, comme l’exprime le vers central de son poème le plus célèbre Todesfuge (« Fugue de mort) » : […]« La mort est un maître venu d’Allemagne ». […]

« Lait noir du petit jour nous le buvons le soir
nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise
Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
qui écrit quand il fait sombre sur l’Allemagne tes cheveux d’or Margarete
il écrit cela et va à sa porte et les étoiles fulminent il siffle pour appeler ses chiens…

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La meilleure introduction sur le lien entre la poésie et les œuvres est probablement exprimée avec force par la courte vidéo des Films du Regards (Les Films du Regard / France). Voir :

L’historien de l’art, Philippe Dagen, du Monde, a beau jeu de critiquer les habitudes artistiques de Amselm Kiefer (Le Monde 20 décembre) :

« des surfaces picturales qui, conformément à l’habitude de Kiefer depuis un demi-siècle, sont nappées de noirs, de gris, de bruns rougeâtres et d’ocres, parfois rehaussés de tracés blancs. […] La composition est obtenue par un effet de symétrie de part et d’autre de l’axe vertical central. Quand le format est horizontal – 15,20 mètres pour le plus large – elle est construite par une perspective qui s’enfonce des côtés vers le centre […]. Telles sont ses constantes de base : démesure des formats, évidence des lignes directrices et réduction de la gamme chromatique. D’autres procédés se repèrent vite : empâtements rugueux, adjonction de maquettes de navires de guerre en métal rouillé, végétaux et vieux vêtements pris dans la matière picturale. Ce symbolisme se décrypte sans peine.  »

Or la force de cette exposition ne vient pas de l’étude analytique de chaque tableau, c’est justement la répétition des objets et de leur symbolique qui fait écho à des poésies que certains peuvent connaître par cœur, ou éventuellement à des prières que l’on rumine.
Ce qui est à admirer en premier, c’est l’ensemble démesuré, qui pèse sur nous.
Ce qui est important, ce sont les compositions et la manière dont l’artiste y insère de manière toujours différente les textes du poète, ce sont aussi la présence d’un haut et d’un bas dans chaque toile et le jaillissement d’éclairs de lumière que l’on peut ressentir comme un symbole de la transcendance, exprimée aussi par la peinture de la suite mathématique de Fibonacci (Pour Paul Celan-Le secret des fougères).

Denk dir-die Moorsoldaten ( Imagine toi –les soldats des marais)

Cette question de la mise en écho visuel des poèmes est extrêmement complexe. Ainsi le tableau « Denk dir-die Moorsoldaten » ( Imagine toi –les soldats des marais) est lié à un poème de circonstance de 1967, « sioniste » ou « israélien », à la veille de la guerre des six jours, où Paul Celan écrit « en réponse affective, éthique, politique, à une situation où Israël est dans un grand danger, danger qu’il vaincra » Jasmine Gretz (Les Temps Modernes 2007/2-3). Israël est en danger de mort. Mais le titre fait aussi référence à deux situations très éloignées. En 73 ap. Jésus-Christ, les juifs qui s’étaient réfugiés à Massada, autour de marais, après la chute du temple furent assiégés par les Romains. Ils préfèrent de mettre le feu à la ville et mourir ainsi, plutôt que de se rendre. D’où le serment que prêtent toujours les soldats de l’armée israélienne est : « Massada ne tombera pas une nouvelle fois ». Enfin le titre fait aussi référence à la situation de la déportation où les juifs inventèrent un chant de résistance «  le Börgermoorlied ou die Moorsoldaten, le chant des marais. Les SA, puis les SS exigeaient que les détenus chantent, sur le chemin conduisant du camp au marais qu’ils devaient assécher, en pelletant, lors des appels. Ils inventèrent alors un chant.  » (Jasmine Gretz ibid.)

De ces emboitements de mémoires, surgit un tableau avec des hommes symbolisés par des bottes de blé, qui devaient pousser des marais asséchés, avec des pierres brûlées signifiant l’anéantissement des villes durant toutes les guerres, dans un caddy suggérant que la question est toujours contemporaine et avec cet immense vortex blanc qui symbolise peut-être l’histoire ou renvoie encore à la spirale de Fibonacci, une manière de faire descendre la lumière divine dans le monde.

Visiter « Pour Paul Celan », c’est faire une expérience, celle d’une poésie puissante et complexe, écrite après les camps, même si elle ne peut tout exprimer. Celle d’un auteur roumain et d’un peintre allemand touché au cœur par ses textes. Ce dernier n’en fait pas une illustration, mais il tente d’en faire une traduction visuelle.

Amselm Kiefer semble donner une réponse à la phrase de Paul Celan citée dans le catalogue : « Personne ne témoigne pour le témoin.  »

Jean Deuzèmes

Ci-joint Livret catalogue, utilisable comme boussole dans le labyrinthe...


À voir avant le 11 janvier 2022. Grand Palais éphémère. Place Joffre. Paris 7


[1Considéré comme le plus grand poète de langue allemande de l’après-guerre, Paul Ancel, dit Paul Celan, est né en 1920 dans l’actuelle Roumanie. Fils unique d’une famille juive, il a traversé les terribles épreuves des camps de travaux forcés et de la déportation de ses parents.
Traducteur, éditeur, auteur, il compose son nom d’écrivain à partir de l’anagramme de son patronyme. Installé à Paris en 1955, naturalisé français, marié à l’artiste Gisèle de Lestrange et père d’un fils, Paul Celan enseigne de 1959 à 1970 à l’École normale supérieure. En parallèle, il poursuit son activité de traduction (Rimbaud, Valéry, Char...) et publie de nombreux recueils de poésie dont plusieurs ont été couronnés de prix littéraires.
Il se suicide en se jetant dans la Seine en 1970.

[2Dans un entretien à Libération en 2010, Boltanski faisait part de son intérêt pour l’œuvre de Kiefer : "Kiefer est un artiste très important. J’ai toujours rêvé d’un travail Kantor, Kiefer et moi. Kantor [dramaturge polonais] c’est le paysan qui résiste ; Kiefer, le type qui avance ; moi, je suis le juif qui fuit. Lui est la force, moi la faiblesse. Nous avons le même âge, nous parlons du même endroit, de la même histoire, mais pas du même côté"

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