À Saint-Merry, six photos de Leila Alaoui sont accrochées sur les grilles de protection des vitraux côté place Stravinsky. Cette artiste franco-marocaine est malheureusement décédée trop tôt des suites d’un attentat terroriste à Ouagadougou en 2016. Internationalement reconnue, elle faisait alors l’objet d’une exposition majeure à la Maison Européenne de la Photographie. Hommage est ainsi rendu à son engagement humanitaire par la photo et la vidéo.
Les œuvres retenues font partie d’un cycle réalisé entre 2010 et 2014, un grand projet archivistique des diversités marocaines. Pour cela, l’artiste, qui a vécu longtemps au Maroc, avait décidé de se déplacer avec un studio mobile (son appareil à la chambre, une grande toile noire éclairée puissamment), dans lequel posaient des hommes et des femmes, arabes, berbères ou d’autres ethnies, non pas saisis dans leur vie quotidienne, mais placés face à la caméra et de plain-pied, leurs vêtements d’apparat participant à leur subjectivité.
Ces clichés saisissent le spectateur par la frontalité des personnages, leur regard ainsi que par la beauté et la diversité des vêtements.
Leila Alaoui Les Marocains from Voir & Dire on Vimeo.
Leila Alaoui s’inscrivait dans la suite des grands maîtres de la photo de portrait depuis plus d’un siècle et notamment de Robert Franck (1924-2019) qui, après un voyage de plus d’un an et demi aux États-Unis, avait choisi 83 photos parmi ses 23 000 de personnages issus de toutes les couches de la société pour en faire un livre « The Americans » paru en 1958 ; il affirmait qu’il avait « capté l’essence » de l’Amérique.
Mais la référence privilégiée de l’artiste marocaine est Richard Avedon(1923-2004), le photographe de mode connu pour ses œuvres en noir et blanc d’artistes ou d’hommes politiques, qui avait aussi fait de grands formats de pêcheurs, mineurs, cow-boys du Grand-Ouest regroupés dans « In the American West » devenu une référence majeure de la photographie (1985). L’ouvrage souleva de nombreuses critiques, car, dans un pays en pleine interrogation, ces personnages occupant des situations sociales marginalisées et revêtus de leurs habits sales donnaient une image négative du pays que ses habitants ne voulaient pas accepter.
Leila Alaoui travaillait, au contraire, en couleur ses grands formats. Elle affirmait la dignité des sujets et la force de leurs racines, sa démarche visait à rassembler les traditions en train de se perdre, à la crête de l’ethnographie et de l’art. Mais c’est bien la conception du portait d’Avedon qu’elle reprenait à son compte : « un portrait est l’image de quelqu’un qui sait qu’il est photographié. Et ce qu’il fait de cette connaissance est aussi important que ses vêtements et son attitude. Il est impliqué dans ce qui s’est passé, et il influence le résultat. »
Ses photos ont une forte dimension picturale et font penser aux tableaux de Van Dyck ou du Tintoret. Elles éclairent la façade grise de Saint-Merry, en utilisant le même systématisme (fond sombre, frontalité), laissant une large place à la magnificence des vêtements, jusqu’à faire oublier les corps. Chez Leila Alaoui, ce sont les regards qui révèlent les visages, et dont on se souvient, car ils vous regardent fixement.
« Puisant dans mon propre héritage, j’ai séjourné au sein de diverses communautés et utilisé le filtre de ma position intime de Marocaine de naissance pour révéler dans ces portraits la subjectivité des personnes que j’ai photographiées. […]. Ce projet constitue une archive visuelle des traditions et des univers esthétiques marocains qui tendent à disparaître sous les effets de la mondialisation. Cette manière hybride de concevoir le documentaire fait écho à la démarche corrective postcoloniale que de nombreux artistes contemporains engagent aujourd’hui afin d’écarter de l’objectif l’exotisation de l’Afrique du Nord et du monde arabe très largement répandue en Europe et aux États-Unis. Le Maroc a longtemps occupé une place singulière dans cette utilisation de la culture historique – en particulier des éléments de l’architecture et des costumes nationaux – pour construire des fantasmes d’un “ailleurs” exotique. Les photographes utilisent souvent le Maroc comme cadre pour photographier des Occidentaux, dès lors qu’ils souhaitent donner l’impression de glamour, en reléguant la population locale dans une image de rusticité et de folklore, en perpétuant de ce fait le regard condescendant de l’orientaliste. Il s’agissait pour moi de contrebalancer ce regard en adoptant pour mes portraits des techniques de studio analogues a celles de photographes tels que Richard Avedon dans sa série « In the American West », qui montrent des sujets farouchement autonomes et d’une grande élégance, tout en mettant à jour la fierté et la dignité innées de chaque individu. » affirmait-elle.
À voir du 18 septembre au 18 octobre, en allant chercher le plan papier du parcours place de l’Hôtel de Ville ou en téléchargeant celui de Photoclimat.
Plan du parcours
Jean Deuzèmes