La Bourse de Commerce apparaît comme un lieu des paradoxes : un bâtiment reflétant le passé commercial et colonial de la France, la collection d’un milliardaire, qui se montre généreux à l’égard des visiteurs (la qualité de la visite, les tarifs, les services) et qui se met à nu en quelque sorte par ses choix de commissaire. Des œuvres sont impressionnantes et grand public, comme l’ensemble central « Untitled » d’Urs Fischer dont la cire fond lentement sous les yeux, mais d’autres, de format courant, énigmatiques et difficiles, affirment une vérité crue sur le monde, celle d’artistes vivants auxquels François Pinault est fidèle, même s’ils ne pensent pas comme lui, voire critiquent le système auquel il appartient ou sont en totale dissonance avec ce lieu célébrant le colonialisme. L’exposition est dominée par les questions de la figure humaine, de sa représentation dans les médiums traditionnels, peinture et sculpture, à l’heure de l’image numérique ; elle fait une place importante aux artistes de couleur noire ou métis, aux radicaux, aux résistants. François Pinault ne recherche pas le glamour et nous oblige parfois à regarder la violence du monde en face. Antonio Oba trouve tout son sens dans une telle vision.
« Le terme Ouverture renvoie à une idée précieuse : l’ouverture d’esprit, l’ouverture au monde. L’ouverture, c’est l’accueil, mais c’est aussi l’humilité. C’est admettre que l’on ne peut pas tout, et que l’autre ne vient pas nous mettre en en danger, mais nous compléter. C’est accepter le risque de se remettre en question et aller au-devant de ce qui nous inquiète. L’art même est une école d’humilité, parce qu’il nous enseigne qu’on n’en a jamais fini avec la beauté du monde, et que nos vies, si passagères, ont tout à gagner à embrasser le monde plutôt qu’à prétendre le dominer. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de ce nouveau musée. »affirme François Pinault à Fabrice Bousteau, le rédacteur de Beaux-Arts magazine.
Le plaisir que l’on éprouve à voir les tableaux de la Bourse de Commerce tient à l’espace lumineux, dépouillé et lisible ; à la multiplication de petites séries d’œuvres d’un même plasticien, à la différence d’une exposition plus didactique avec ses longs cartels, qui répondent visuellement à d’autres séries ; à la familiarité que l’on a avec un médium traditionnel, la peinture, qui dans ses modalités contemporaines résiste bien à la domination de l’image numérique et aux écrans. « Ouverture » permet de faire de très nombreuses belles découvertes et d’engager le visiteur à l’interprétation, avec l’appui des jeunes médiateurs et médiatrices très cultivés.
Ce n’est pas une exposition réalisée par un commissaire qui développe une thèse sur l’art. C’est la porte ouverte sur collectionneur passionné qui se/nous fait plaisir à montrer ce qu’il aime, à interroger notre sens critique sur ses choix, à susciter chez le visiteur une variété d’émotions. La petite salle où sont exposés plusieurs tableaux d’Antonio Oba en est un bel exemple.
Antonio Oba est l’auteur d’une œuvre mystérieuse, politique, spirituelle
Né en 1983, à Ceilândia, une ville satellite de Brasília, Antonio Obá a été élevé dans une forte culture catholique, mais porte aussi en lui une tradition rurale imprégnée de l’univers religieux brésilien. Il est peintre, performeur, sculpteur, pratique le monotype et l’installation, adapte le médium à la question qu’il va traiter. Depuis 2017, où il a obtenu le grand prix brésilien PIPA 2017, il bénéficie d’un renom international que la présence dans la Fondation Pinault ne fera qu’accroître.
Entre le moment où il choisit un sujet et l’achèvement de l’œuvre, bien des éléments vont se greffer de manière parfois critique. Car il ne se situe pas dans un syncrétisme facile, il se fait l’écho des préjugés ethniques. Il apporte dans ses œuvres une mémoire affective, il les enrichit d’une réflexion intime sur le corps, son propre corps métissé, noir, érotisé aussi, qu’il peut utiliser comme médium. Il produit en images des récits sur l’histoire brésilienne, à partir de sa propre histoire familiale, qu’il croise avec la tradition de la grande peinture occidentale.
**Garoto com cabelo de pipoca, Atoto, 2019 (Garçon avec des cheveux en pop-corn)
Antonio Oba, Garoto com cabelo de pipoca - Atotô, 2019, Huile sur toile/Oil on canvas, 180 x 110 cm, (c) Antonio Oba, Courtesy d’Antonio Oba et de Mendes Wood DM. Photo Bruno Leão
Une ambiance de cellule ou de chapelle du Quattrocento, sobre, d’où tout se détache. Le bleu, couleur royale devenue morale, au dire de Michel Pastoureau, permet le contraste entre toutes les couleurs, notamment le noir qui était d’ailleurs la grande découverte de ce XVe siècle. Le jeune homme, debout sur le sol rehaussé, à la place d’un autel, mange des pop-corn et ses cheveux en sont revêtus par allusion terminologique, ce terme désignant de manière familière les cheveux afros, au Brésil. Une colombe, allusion à l’Esprit, et son nid en forme d’auréole dont les brindilles retombent sur le garçon : c’est ainsi que l’on représentait la Parole de Dieu dans les vitraux et tableaux. Ici, l’ensemble fait aussi référence à un dieu très craint des Noirs brésiliens, Omoulou, qui leur envoyait des épidémies de variole, mais qui protégeait ceux qui lui rendaient un culte, notamment en lui offrant du pop corn rappelant visuellement les pustules de la peau. Il était revêtu d’un manteau de paille, comme la matière du Tee shirt du modèle. Ce dieu est devenu la divinité des cimetières et dans le syncrétisme brésilien est l’équivalent de Lazare. On voit bien comment Antonio Obá invente une version distanciée du syncrétisme.
**Eucalipto-corpo electrico, 2020 (Corps électrique en eucalyptus)
Antonio Oba, Eucalipto - corpo elétrico, 2020, Huile sur toile/Oil on canvas, 100 x 76 cm
(c) Antonio Oba, Courtesy de Antonio Oba et de Mendes Wood DM., Photo Bruno Leão
Un homme allongé, endormi, ivre, ou en prière ? Pourquoi électrique dans le titre ? Portant une auréole et un calice, revêtu d’un simple périzonium vert, alors que, dans le champ du religieux, celui du Christ vertical en croix était blanc. Il y a une part de mystère enchanteur sur un fond bien réel. L’arbre est un eucalyptus, arbre immense à poussée rapide, donc très largement planté au Brésil pour sa rentabilité. Arbre sacré pour les autochtones australiens, il séparait le ciel et la terre : est-ce la signification de la coupure du tronc ? Sa feuille a un effet purifiant : est-ce l’intention de cette peinture ? Mais au Brésil, l’arbre détériore désormais la terre et est à l’origine de nombreuses pollutions de la part de grands groupes forestiers. Sa plantation à très grande échelle s’est accompagnée de l’éviction de peuples indigènes de l’extrême sud de Bahia, d’où la mobilisation d’ONG.
Cet homme noir à terre est à relier à l’histoire des esclaves du Brésil qui, après s’être enfuis, ont cultivé la terre et planté les arbres. Ici, couché à terre, l’homme communie avec la nature et semble implorer la protection de la lune, à moins que ce soit l’image d’une lointaine hostie. Une retransposition de symboles liés à la fois à la Cène, à la crucifixion, et à d’autres religions peut-être. Un réalisme magique, assurément.
La précision et les couleurs évoquent le mystère que l’on peut retrouver dans la peinture symboliste ou dans celle des nabis (Maurice Denis ou Emile Bernard par exemple) qui représentaient des arbres, essentiellement en forêt et non pas isolés, fréquentés par des esprits. On se rappelle aussi que le premier tableau acheté par François Pinault était de Paul Sérusier, l’initiateur des Nabis…
**Strangers fruits – genealogia, 2020 (Étranges fruits – généalogie)
Antonio Oba, Strangers fruits – genealogia, 2020, Huile sur toile/Oil on canvas, 200 x 76 cm
Ce tableau traite de l’histoire du lynchage des Noirs au Brésil et fait référence, par son titre, à l’hymne antiracisteSouthern trees bearing strange fruit [1] de Billie Holiday (1986) ou mieux encore de Nina Simone.
Les grilles évoquent l’enfermement ancien, et les rayures élégantes, à la mode, de l’enfant grimpant aux branches y font aussi référence : la mémoire de l’esclavage se transmet. L’arbre où l’on pendait les hommes est en fleurs ; il renvoie à l’image de la généalogie familiale et à sa mémoire, la grand-mère est proche du tronc, tenant une grande fleur bien plus avancée que celles qui entourent l’enfant jouant dans les branches qui autrefois portaient des corps.
La balançoire tachée de sang, la bougie en souvenir, un peu surréaliste, tels sont les « étranges fruits ». Le singe rappelle la bestialité de l’acte, voire l’association dégradante aux esclaves . À l’arrière-plan, le jeune noir unijambiste en culotte rouge est un esprit traditionnel brésilien, une sorte de farfadet, qui accompagne les voyageurs, leur raconte des histoires. Ici, c’est le peintre qui, dans la complexité des images, étranges, mais non angoissantes (hormis les yeux de l’enfant), reprend cette histoire, l’arbre en rappelant la mémoire vive, comme dans une généalogie .
L’intérêt que l’on peut porter aux tableaux d’Antonio Oba tient à la beauté des couleurs et des sujets, à leur construction maîtrisée, au mystère du sujet abordé que l’on cherche à résoudre, à la sensibilisation à la société brésilienne. La manière dont l’artiste mélange les notations religieuses, sociales, historiques, personnelles permet de mettre à distance la notion de syncrétisme et à lui préférer le terme d’hybride. Ces peintures tiendraient alors du métissage contemporain des traditions, comme l’artiste est lui-même métis. Une fenêtre sur son monde intérieur comme l’est, à une toute autre échelle, « Ouverture » dans son rapport à François Pinault.
Jean Deuzèmes