Khaled Dawwa est un sculpteur qui parle en permanence, mais sous de multiples formes, de la Syrie martyrisée et de son peuple. Ainsi pour l’exposition en cours à la Cité Internationale des arts, il a créé la maquette d’un morceau de cité détruite (dans un des quartier de La Ghouta, au nord de Damas), « Voici mon cœur ! » : un autoportrait intérieur [1] impressionnant et beau. Lire Voir et Dire >>>
Avec « Debout (Le Roi des Trous) », il reste dans la monumentalité.
Dans l’histoire de l’art, la statuaire, en bronze ou en pierre, donne un caractère d’immortalité aux hommes politiques, notamment les rois et empereurs. En les concevant pour l’espace public, les artistes cherchent à exprimer leurs qualités par des postures et des habits les plus divers : debout, à cheval [2], assis, en mouvement, avec un apparat significatif. Le traitement des visages exprime des caractères, incarne des valeurs et parfois vise à susciter l’admiration, l’adhésion, voire dans les régimes totalitaires exige la soumission. En effet, la commande publique des statues a souvent à voir avec l’expression de la puissance, du pouvoir, voire de la tyrannie. Quand l’histoire se retourne, on met symboliquement en scène le renversement par celui des statues. Ainsi en 2003, le déboulonnement de celle de Saddam Hussein par des Irakiens largement assistés par les Marines américains est une séquence cinématographique connue. Le Parc des Arts Muzeon de Moscouest le célèbre cimetière des statues de l’époque soviétique, dont celles de Staline.
Depuis plus de dix ans, la question des potentatsest devenue très vive dans les pays arabes. Les artistes s’en sont saisis sous de multiples médiums. Khaled Dawwa est un sculpteur qui a une approche singulière. Il exprime avec de l’argile sa solidarité avec tous ceux qui souffrent et revendiquent la liberté, il signifie ce que la presse relate de son pays. Au travers de « Debout », figure générique dans ses statuettes, il interprète de manière puissante la tyrannie de Bachar-el-Assad, destructeur de son propre pays, non pas seulement ce que lui et sa famille ont souffert jusqu’à l’exil, (voir courte vidéo Arte Khaled Dawwa, artiste syrien en exil), mais toutes les formes d’oppression politique, sociale, économique, et religieuse. Son personnage devient un symbole universel. Il est LE POTENTAT.
Conçues en terre, son matériau de prédilection, ces statuettes, de taille petite pour des raisons économiques, se transforment progressivement : le bronze, et maintenant les matériaux mixtes et une grande échelle.
Mais le personnage a toujours la même posture : engoncé dans son siège, ventripotent, impassible à tout et à tous ceux qui le regardent, avec un visage inexpressif, les yeux dans le lointain, semblant là depuis des temps anciens. Ses bras sont appuyés sur les bras du fauteuil, il semble ne faire qu’un avec lui. Son corps est écrasant, il écrase tout. Et il est fondamentalement seul.
D’une statuette à l’autre, des détails changent (Voir Instagramou faire défiler son Facebook).
Si la forme du sujet est une constante, le traitement de la peau, du vêtement, du siège en est une autre : les trous sont partout, ceux des vers, de l’érosion du temps, des corps vivants. La dégradation affecte tout : les bourreaux comme les victimes, les potentats comme les gens ordinaires, les régimes dictatoriaux, mais aussi les régimes démocratiques si l’on n’y veille pas. Et bien sûr les territoires en guerre, les murs marqués par les balles, les villes éventrées par les bombes. Au lieu d’immortaliser un personnage par la sculpture, il signifie le pouvoir de la dégradation que le potentat ne peut extirper, il fait même subir cette dégradation à ses statuettes en les exposant aux intempéries, ce qui est le cas avec celle érigée sur le Socle.
« Debout (Le Roi des Trous ) » appartient à une série dont on ne connaît pas la fin. Son titre est un facteur d’unité, il est suivi d’un terme qui précise le sens de l’objet. « Debout » possède plusieurs sens possibles : l’opposition physique au tyran effondré immuable dans son siège, un cri protestataire de manifestation, un appel à la dignité, mais aussi ce qu’a vécu l’artiste quand il était en prison dans une cellule sur-occupée où seule la posture verticale était possible. « Le Roi des Trous » affirme que ce potentat cravaté est promis à la disparition, mais quand ?
Cette œuvre politique grave, ancrée dans le tragique de l’histoire, a les traits de la satire, de la provocation, de l’absurde comme dans « Ubu Roi », la pièce d’Alfred Jarry (1896), dont le personnage a des traits physiques proches. Mais l’œuvre de Khaled Dawwa n’est pas une farce, c’est une réalité universelle, une invitation à ne pas baisser les bras.
Jean Deuzèmes
Dans La destructivité en œuvres. Essai sur l’art syrien contemporain, Presses de l’IFPO, Beyrouth, mai 2021, Nibras Chehayed et Guillauyme de Vaulx d’Arcy analysent avec une très grande finesse les travaux de onze artistes syriens et apportent leur point de vue riche de références philosophiques sur les statuettes de Khaled Dawwa.
L’autre grande œuvre de Khaled Dawwa "Voici mon cœur", est visible jusqu’au 10 juillet à la Cité Internationale des arts dans l’exposition « Répare, Reprise ». Lire analyse de cette immense installation dans Voir et Dire >>>
[*Si vous avez aimé cette sculpture installée sur l’espace public par le collectif 6M3, vous pouvez soutenir ses initiatives. Votre don bénéficie d’une défiscalisation car 6M3 est une association d’intérêt général. *]
Messages
1. Khaled Dawwa. « Debout (Le Roi des Trous) », 30 juin 2021, 21:38, par SAUVAGET Marc
Je regrette fort d’habiter loin de Paris, car ces oeuvres sont impressionnantes, que ce soit "Le Roi des Trous" ou le quartier de la Ghouta. J’espère pouvoir être devant ces oeuvres magistrales un jour ou l’autre, elle sont un témoignage vibrant.
2. Khaled Dawwa. « Debout (Le Roi des Trous) », 30 juillet 2021, 17:10, par Annick Leclerc
Les sculptures de Khaled Dawwa sont d’une rare puissance...
Il faut courir toutes affaires cessantes se heurter à cet implacable portrait "du" dictateur, celui qui écrase, qui contraint, qui humilie, qui lamine tout sur son passage, qui se pense au-dessus de tous et de tout, à commencer par les lois...que d’ailleurs il édicte à sa convenance.
Khaled Dawwa n’a pas son pareil pour nous faire ressentir l’écrasante omniprésence du dictateur...Il fait aussi partie des artistes qui traduisent avec force l’enfermement implacable dans les prisons du dictateur...
Bravo l’artiste !