**La Samaritaine en 2021 : au croisement de conjonctions bizarres
Il est fort probable que, pour la plupart de nos contemporains, la Samaritaine évoque avant tout le fameux magasin construit en 1910, sur le bord de Seine, qui va réouvrir en mai 2021. Bien avant sa construction, dans les années 1880, son architecte Frantz Jourdain avait déjà imaginé spécialement pour Zola un projet de « cathédrale du commerce moderne » qui servit de cadre au grand roman « Au Bonheur des Dames ». Fleuron de l’art nouveau destiné à tous, cette cathédrale va renaître comme temple du luxe, après moult débats architecturaux et politiques. (Lire l’article de connaissance des arts)
C’est le site du célèbre magasin parisien qui est à l’origine des trois toiles, et plus encore ce qui est à ses pieds : le Pont Neuf et son histoire auxquels sont liées des représentations de la Samaritaine. Le peintre a traité le sujet en exploitant une méthode de la grande tradition du judaïsme : les jeux de langage menés à deux, typiques de la Kabbale.
C’est ainsi que, durant un travail de relecture de Kafka durant deux ans avec Gérard Garouste, l’attention du philosophe Marc-Alain Ouaknine a été attirée par l’existence de deux mots associés de multiples manières : Alt (Vieux), Neu (Nouveau), notamment dans le nom de la synagogue praguoise Alt-Neu. Il élabora alors un concept opératoire « Alt-Neu-Kunst », « l’art ancien-nouveau ». Ici le terme art déborde largement les questions esthétiques puisqu’il sert à questionner le lien entre les êtres, les choses.
Qu’est-ce qui peut le mieux évoquer ce concept que le pont dit Neuf, qui est aussi le plus vieux de Paris, qui relie deux rives, deux mondes ?
Au pont et à son histoire, l’artiste a rattaché de multiples références liées à la Samaritaine, puis au dialogue du personnage avec Jésus.
Les toiles de Gérard Garouste, ici, n’ont pas qu’un intérêt formel, elles permettent d’entrer dans le cheminement – probable – de création d’un artiste qui, après avoir abordé frontalement Don Quichotte ou Dante, plonge dans l’univers de Kafka en multipliant les références à d’autres auteurs juifs fascinés par l’écrivain tchèque. Le visiteur est placé, lui, devant une situation compliquée dont tirer les fils est un exercice ouvrant sur des découvertes joyeuses.
Aussi, pour tenter de cerner l’incongruité de ces trois tableaux, de les « décoder » partiellement et de les goûter, il faut suivre un cheminement tortueux à l’image de ceux que le peintre aime à dessiner et sur lesquels il fixe des récits hassidiques souvent énigmatiques, avec des ânes, des oies, des pies, etc.
**Garouste vers la Samaritaine, en passant par Kafka et la Kabbale
La première des trois représentations est archaïque, « proto-Samaritaine », puisque le titre ne la mentionne même pas. Et pourtant elle est bien là, dans un jeu de mots visuel. Un homme et une femme discutent, débattent sur le pont. Une représentation de H’arouta, mêlant le très ancien, sans âge, et l’actuel.
Le titre intrigue : « Alt-Neu-Shul sur le Pont-Neuf ». Shul, terme yiddish, ancien et affectueux, pour désigner la synagogue ; dérivé de l’allemand die Schule, il rappelle qu’il existe au minimum deux pièces, l’une pour les offices religieux et l’autre pour étudier. Ce tableau invente ainsi un nouveau cadre de Yeshiva, la salle d’étude, mais simule peut-être aussi une H’avrouta, incrustée dans la H’avrouta vécue ensemble par Gérard Garouste et Marc-Alain Ouaknin. Elle est très ancienne, si l’on observe les figures.
La Samaritaine : elle est à la fois absente, sous ses traits habituels, mais aussi bien présente au travers du Pont-Neuf de Paris, le plus vieux pont de la ville qui relie deux rives, deux personnages, deux styles du peintre et des temporalités lointaines. Cet édifice a supporté, sous Henri IV, la première machine élévatrice d’eau de Paris, destinée aux palais du Louvre et du jardin des Tuileries à proximité. Le petit bâtiment sur pilotis, devant la deuxième arche, était décoré d’une sculpture représentant la rencontre entre Jésus et la Samaritaine au Puits de Jacob, il fut détruit en 1813 [1]. Aussi le magasin a cristallisé la mémoire du lieuet s’est appelé la Samaritaine.
Le tableau est réduit à deux couleurs pour tout exprimer. Rouges sont : le pont ; la femme, avec son buste et son unique bras, mais à l’oreille de profil, décollée, signe de l’écoute ; l’homme en géant, avec des mains à six doigts, des habits de mendiant (?), un Jésus au visage de prophète (?), comme dans le médaillon de la cathédrale de Strasbourg, mais en plus hirsute, tourné vers la femme pour lui parler, peut-être une allusion au rabbin Chouchanide la même génération que Kafka, qui termina sa vie dans l’errance. Le bâtiment, lui, est une allusion claire à la pompe, tout en imagination et non une description, la pompe n’est pas située au bon endroit (elle était placée non pas au milieu du pont, mais devant la deuxième arche) ; les arbres aussi noueux que l’homme.
Bleue est l’eau tumultueuse, qui se déverse tel un déluge bruyant (référence au niveau sonore des yeshivas peut-être) fusionnant avec le ciel.
L’eau est centrale plus que dans tout autre tableau de Samaritaine. L’écoute, la parole prennent une grande dimension, comme elles le sont dans le texte de Jean, mais, ici, de manière débordante.
Garouste peint une version du Alt-Neu –Kunst et donne des racines lointaines à cette Samaritaine, antérieures au Nouveau Testament.
Marc-Alain Ouaknine, lui, écrit : « Le Alt-Neu –Kunst est une archéologie du savoir. Archéologie dynamique qui va du présent au passé, mais qui revient vers le futur ensemencée de nouvelles forces originaires. […] Le Alt-Neu –Kunst est à la fois « divan » et fauteuil. » […] La Samaritaine arrive et s’allonge… » Catalogue p. 85
**Les Samaritaines, avec margelle
Les deux autres représentations peintes de la Samaritaine sont plus proches du texte de Jean et reprennent quelques éléments de l’iconographie traditionnelle : le puits, Jésus, la Samaritaine. Le peintre en supprime et en rajoute d’autres. Ces deux tableaux sont plus précis que le précédent et portent d’autres interprétations.
La Samaritaine et Jésus
La femme a les traits d’un modèle que l’on rencontre régulièrement chez l’artiste. Son Jésus ressemble au précédent (« Seigneur, je vois que tu es un prophète !... Jean 4-19), mais s’il a bien quatre membres, ce sont trois jambes et un bras ! L’artiste en fait un homme très particulier…
La femme a les vêtements de la séductrice (elle a eu cinq maris selon le texte) et ne regarde pas son interlocuteur. Est-elle furieuse de la vérité qu’il dit sur elle ?
Son Jésus colle au texte doublement car, simultanément, il quémande de l’eau avec ses mains et son visage en anamorphose (« Donne-moi à boire », Jean 4-7), mais il sort aussi du puits et a donc les attributs symboliques de l’eau, que l’on puise, et qu’il affirme donner : « Celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif » (Jean 4-14).
L’entourage de la scène est vide. Garouste se concentre sur l’échange des paroles. Le mouvement des personnages et des vêtements donne forme à cette dynamique.
La martre, la Samaritaine et Jésus
Changement d’attitude des deux personnages, toujours des modèles familiers du peintre. Deux styles se superposent : celui poétique du jardin, avec les arbres, la margelle et même des fleurs rappelant le gothique international. Celui de ses personnages, dont les corps sont torsadés, mais qui, ici, se regardent et se parlent. Le dessin de Jésus est fait de torsades de corps comme dans une autre œuvre, « le Talmudiste », comme si Jésus en était déjà un… L’artiste y a superposé de grandes stries noires exprimant le mouvement. Chacun pourra interpréter comme il le veut le jeu des regards des deux protagonistes qui sont dans une joute verbale et/ou la séduction. Mais, deux détails introduisent à d’autres symboliques :
• Sur la margelle se trouvent deux récipients : l’un appartient à la Samaritaine, l’autre à Jésus. Destinés à échanger de l’eau, ils sont différents dans la forme, ils représentent l’enjeu symbolique du malentendu, le prosaïque / le spirituel, le jeu du nouvel échange qui se produit.
• L’animal du jardin désigné comme martre ressemble bien plus à un écureuil : roux, et non brun, sans bavette blanche.
Toute l’œuvre de Kafka est pleine d’un monde animalier très important, car il est le véhicule de significations autobiographiques.
C’est ainsi que dans un de ses récits « Dans notre synagogue » vit un animal de la taille d’une martre [2], tandis que Marc-Alain Ouaknin a mené une longue recherche sur la place de l’écureuil [3] dans Kafka et la Kabbale, et que Garouste a rassemblé les deux animaux dans les portraits de Kafka et du rabbin.
**La Samaritaine et ses codes dans la peinture classique
La représentation de la Samaritaine (lire) est très ancienne en peinture, et se retrouve aussi dans des vitraux : depuis ceux de la cathédrale de Strasbourg, datés de 1328, jusqu’à ceux que Gérard Garouste a dessinés de manière sobre pour Notre-Dame-de-Talant en 1998 ).
Le sujet devient fréquent à partir du XVIIe dans la décoration des églises. La sensibilité religieuse de l’époque y est pour beaucoup et croise l’inspiration des artistes qui, eux, ont été attirés par le caractère narratif d’un récit propice à l’arrêt sur image et riche d’une symbolique simple d’accès.
Les églises des centres-villes abritent nombre de très beaux exemplaires classiques, notamment lorsqu’elles sont riches du Grand siècle de l’art et ont bénéficié de transferts d’œuvres, ainsi à Paris : Saint-Merry [4], Saint Gilles-Saint-Leu, Notre-Dame de la Nativité. Les musées en conservent beaucoup aussi.
Le sujet, uniquement rapporté par saint Jean dans son évangile, est bien connu : la rencontre entre Jésus et une femme dont la pratique religieuse est méprisée de l’orthodoxie juive qui doit répondre au besoin humain d’un juif inconnu d’elle, boire. Le dialogue se déplace rapidement sur le spirituel : Jésus lui propose de boire à sa parole. L’eau, comme thème signifiant, ouvre sur l’amour de Dieu, est un vecteur de pardon et de salut, permet de passer du prosaïque à la transcendance.
Dans ce dialogue, l’apôtre construit toute une théologie. Le moment et l’intensité de la rencontre ne pouvaient qu’intéresser le nouveau mouvement de spiritualité de l’Église du XVIIe (Pierre de Bérulle, Jean-Jacques Olier, mais aussi saint Vincent de Paul ou Bossuet). Ce courant, appelé l’École française ou bérullienne, alors dominant dans le catholicisme, est né dans ce que l’on a appelé le Grand siècle de l’âme et a imprimé sa force jusqu’au milieu du XXe. Il est centré sur la personne de Jésus, sur la méditation et l’acquisition d’une expérience personnelle et intime. Les textes de Jean y sont centraux et la rencontre avec la Samaritaine, une référence importante, de nombreuses fois commentée.
À Saint-Merry, le tableau de Noël Coypel (1683) reprend les codes communs, quoique déclinés différemment par les artistes, et illustre le texte évangélique : un paysage, avec des arbres ; un puits - celui de Jacob qui est lui-même à l’origine d’une belle iconographie - et sa margelle ; un Jésus, doux et empathique assis de profil sur le puits, la main droite appuyée sur le puits et la main gauche levée avec un index désignant le ciel, mais ici sur son cœur ; la femme, debout, de profil, avec son récipient ; des mains frémissantes tournées vers la terre ou le ciel pour exprimer l’émotion ; un beau visage stupéfait par les vérités prononcées par l’inconnu et l’inversion du sens du mot eau, de l’eau matérielle à la parole ; l’arrivée des disciples. Tout y est.
La Samaritaine est un « bon thème » en art religieux. Sans nul doute, le texte de Jean favorise la catéchèse et génère l’image. Il a donc été largement commenté (par des clercs ou des historiens de l’art parfois sur un mode brillant et passionnant). Récemment, la vidéo l’a même investi ; ainsi la présentation de la Samaritaine d’Étienne Parocel, ou, sur le mode du cartoon, drôle et catéchétique, la découverte du vitrail de Strasbourg. Voir
**Retour sur Garouste
Les Samaritaines de Garouste sont étonnamment nombreuses dans cette exposition centrée sur la lecture de Kafka. Elles évoquent avant tout l’échange entre un homme et une femme, un débat contradictoire sur la signification de l’eau, comme dans une H’avrouta talmudique. Garouste y joue son rôle de peintre : il interprète.
Ses œuvres, de factures différentes des représentations de la tradition chrétienne, sont dans la continuité du projet de l’artiste : accéder à la connaissance par une peinture en pleine évolution, incluant plus d’abstraction dans son figuratif. Cela n’a rien à voir avec le projet théologique de l’évangéliste Jean.
Ses œuvres ne sont pas dans les codes, mais laissent le visiteur sur un questionnement jubilatoire, qui peut ainsi vivre les effets d’une expérience collatérale de H’avrouta.
Jean Deuzèmes
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