Une future exposition à Saint-Merry. Comment représenter aujourd’hui la douleur par le trait et la couleur, de façon ni clinique ni hyperréaliste. Un plasticien catalan part des racines de l’art roman et du gothique tardif.
En invitant prochainement Josep Ricart i Rial, plasticien catalan, à occuper des espaces majeurs de son église du XVIe, Saint-Merry propose une exposition poignante qui puise dans l’art du roman catalan d’une petite vallée des Pyrénées, Erill la Vall au XIIe, et fait référence à un chef d’œuvre pictural du gothique tardif, au XVIe. Sa question : comment l’art peut-il représenter aujourd’hui la douleur, la manière dont elle est perçue et vécue ?
Cette exposition devait commencer le 24 mars 2020, mais la pandémie de coronavirus amène Voir et Dire à publier l’article qui devait accompagner cette grande manifestation, en attendant de voir les œuvres dans leur matérialité.
Si la réponse de l’artiste passe par la revisitation du grand art religieux, les expériences du non-croyant et du croyant s’y rencontrent, grâce à des formes et des médiums (sculptures – tableaux – impressions numériques – dessins) très divers, au centre de ses recherches artistiques depuis très longtemps : « La Crucifixion, la Descente de croix, la Pietà comme réflexion sur la douleur face à la mort violente ont souvent été présentes dans mon travail. »
Josep Ricart n’impose pas une conception crue de la violence, il en dénie l’impasse par une consolation bien présente et, pour les croyants, visualise l’espérance.
Après Saint-Merry, les œuvres de Josep Ricart seront installées au musée de Vic. Un beau catalogue a été réalisé dans le cadre de cet événement.
Un artiste catalan
Josep Ricart est demeuré inconnu du grand public français ; il fallait réparer cette injustice. Né en 1946, vivant et travaillant dans la petite ville de Vic au sud des Pyrénées, cet artiste, enseignant aux Beaux Arts, a longuement arpenté le musée épiscopal où sont désormais rassemblées des œuvres religieuses médiévales provenant des églises locales. Avec son corps frêle et sec, il est un marcheur dans le territoire de l’art qui part de quelques points fixes : l’art roman catalan de la vallée d’Erill la Vall avec une prodigieuse descente de croix d’un artiste anonyme du XIIe, le Retable d ́Issenheim de Mathias Grünewald (1512-1516) et un tableau de résurrection du Greco (1597-1604). Des grands maîtres de la littérature l’ont guidé (Zervos, Huysmans). Des poètes, comme Valéry ou Bonnefoy, ou certains de ses amis comme Víctor Sunyol ont nourri la méditation de sa main de dessinateur et de sculpteur, ainsi bien sûr que les textes bibliques à l’origine des sculptures romanes.
C’est pourquoi, on peut parler de méditation, voire même de trituration, de ces sources multiples sur un chemin de plasticien qu’il a ensuite lui-même tracé. S’il a développé, par ailleurs, tout un champ de la sculpture abstraite en fil de fer, à Saint-Merry, il va à l’essentiel des crucifixions et descentes de croix avant de composer ses propres Stabat maters et Requiem visuels. En fait, à y regarder de près, Josep Ricart se situe dans une chaîne de transmission et a bénéficié de la relecture de ces œuvres oubliées pendant quelques siècles, avant d’être à nouveau révélées par des modernes du XXe tels que Picasso.
Il y a ainsi un lien très fort entre les poèmes de No On (2009) de Victor Sunyol et son style plastique :
Rien ne reste que le nom : la mémoire, le récit.
Que le nom, un autre tu, un autre
La rencontre impossible.
Rien que parler. Comme dire. Au vide.
Le parler impossible :
L’impossible silence, le geste antique.
— Parler, comme dire. Comme faire. Comme là —
Josep Ricart i Rial évide ce qu’il voit, épure les mouvements, réintroduit du vide par des aplats de couleur. Il est un dessinateur capable de retranscrire les traits de ses gravures en trois dimensions et inversement. On sait d’où viennent ses lignes, mais les sentiers de l’art qu’il trace se détachent de la tradition.
L’exposition de Saint-Merry est centrée sur la représentation de l’expérience de la douleur humaine en prenant comme clefs les personnages du Calvaire, de la crucifixion, de la descente de croix tels qu’ils sont mis en scène dans la foi pascale.
Ce n’est pas avec des modes d’expressions crues qu’il parle de la violence, que les Catalans ont connu depuis près d’un siècle, de la tragédie humaine, de la souffrance, de la mort et de la solitude, il est aussi sensible aux formes de consolation et introduit l’espérance.
Cette méditation visuelle déployée sur plusieurs espaces tient, pourrait-on dire, d’une notion étendue de polyptyque, celui du retable d’Issenheim, à l’échelle de toute une architecture conçue d’ailleurs à la même période que cette œuvre séminale de l’exposition, 1512-1516.
Quatre ensembles d’œuvres dans Saint-Merry
• Un Golgotha, épuré, seul occupant d’un petit espace de méditation, le Claustra, ayant toutes les caractéristiques du White Cube des galeries, avec ses pierres brutes et blanches. Ces statuettes de buis sont disposées sur des planches en bois de frêne teinté en noir représentant le lignum crucis (le bois de la croix).
Le sculpteur n’a retenu que trois personnages, alors que la descente de croix du XIIe en avait introduit quatre autres (Marie, Jean, Nicodème et Joseph d’Arimathie). Pour exprimer le drame du supplice, pour mettre le spectateur face à la douleur, il se concentre sur l’anatomie du torturé, les côtes, les extrémités. Les côtes du personnage central sont aussi marquées que celles du Christ d’Issenheim. L’artiste ne traite pas de la tête et ne mentionne pas non plus le périzonium ouvragé (le pagne protecteur de la nudité). En revanche, il accorde une attention particulière à l’élément absent de la sculpture catalane : les pieds. L’artiste a dénudé sa peinture à l’extrême, pour aller à l’essentiel. Il ne raconte pas la crucifixion selon les écritures, il expose la douleur avec un maximum de sobriété. Mais le souffle est aussi puissant que dans l’art du XIIe.
Cette sculpture des trois crucifixions insiste sur la commune humanité des personnages qui semblent autant dessinés que sculptés. Josep Ricart adopte l’ approche moderne d’un constructiviste, non pas abstrait, mais plutôt un figuratif que l’on pourrait appeler de suggestion : on reconnaît les corps alors qu’il a supprimé tant d’éléments. Sa sculpture procède par collage de petites pièces de bois très clairs, sur fond noir, alors que la technique traditionnelle était la taille. La verticalité terre/ciel est très clairement affirmée par les corps et les fonds. La verrière du claustra s’immisce dans l’accrochage : le ciel semble toucher les croix et les têtes.
• Deux grands tableaux de crucifixion en retable ainsi que deux autres dans le transept, installés à la place de peintures du XVIIIe actuellement en restauration, ont un format quasi carré, symbole classique d’universalité, où la géométrie rehaussée de coloris noirs et blancs exprime la tension entre mort et vie. Ils ont été réalisés avec les mêmes techniques que celles de Grünewald (dont l’œuvre est même citée) mais ici tout est réduit au minimum comme si la violence d’un éclairage surexposait le dessin des corps ; les contours imprécis des silhouettes, qui sont écrasées par le supplice, permettent à la lumière de s’accrocher sur une peau qui prend les aspects d’un ultime vêtement.
C’est ici, et en comparaison avec la crucifixion d’Issenheim où le corps est totalement transpercé d’épines et recouvert de boutons, que s’expriment le mieux les recherches du peintre contemporain catalan. L’artiste n’est pas dans le détail d’une bouche ouverte ou bavant, mais dans le dessin de pieds tordus ou de mains crispées, qui demeurent cependant ouvertes. L’expression de la douleur par Josep Ricart va de pair avec son appréhension de l’anatomie. « Tout le corps peint par Grünewald présente sans voiles l’anatomie crue de la douleur, une anatomie qui n’a rien à voir avec l’anatomie scientifique d’un Léonard de Vinci ou d’autres contemporains » analyse Miquel Desclot dans le catalogue. Il y a du Francis Bacon chez l’artiste catalan, l’un et l’autre affirment que l’homme est de la chair, mais avec des différences : le premier est dans le hurlement permanent, la chair étant représentée comme torturée ; le second part à la recherche des formes de l’humain lors de la violence imposée par d’autres hommes, il invite à la méditation et non au rejet.
Expression picturale de l’anatomie et émotion de la douleur par la couleur et la forme vont bien de pair. Le titre de l’exposition s’éclaire : Anatomie ressentie de la douleur.
Le courant trash américain a suivi quant à lui un autre chemin, celui du sarcasme, de la parodie paroxystique. Jacques Henric dans « La peinture et le mal » (1982) parlait de la peinture comme un « champ du désordre et de l’anarchie ». Josep Ricart, lui, aborde le corps souffrant avec respect, la crudité ne lui semblant pas nécessaire.
• Les nouveaux dessins, qu’il appelle études mais sont des œuvres complètes, de crucifixion, de descente de croix, d’ensevelissement sont conçus sur le mode de l’intensité émotive, que leur très grand format (4 x 3 m) ne fait qu’accentuer : des traits noirs ou blancs rappelant la technique de la ligne claire en BD interprètent avec des moyens de plus en plus réduits les textes relatant la mort et la résurrection du Christ.
Initialement, l’artiste s’était concentré sur la question de la douleur et du tragique ; mais, pour Saint-Merry, il a introduit l’espoir au travers de toiles hautes et étroites sur le mode d’un Greco.
C’est à la lumière du corps dansant du Ressuscité qu’il a dessiné, qu’il faut lire ses mises en croix : une espérance se niche au milieu de la torture. La verticale devient fondamentale, le mouvement des corps est accentué par le contraste des couleurs (le bleu et l’ocre), tandis que le traitement des visages devient accessoire. L’accrochage entre des piliers utilise l’élévation visuelle provoquée par ces derniers. Les fonds sont parfois traités sur le mode du pastel avec des gestes encore très visibles : tout est énergie spirituelle et non désolation.
• Les toiles des Stabat mater de la crypte
Ce sont en fait des poèmes visuels avec leurs enchevêtrements de lignes où le regard se perd avec bonheur, mais non sans une certaine inquiétude dans l’abandon de ses repères habituels. L’émotion humaine y est forte. S’y mêlent d’autres figures, dont deux têtes de Christ : elles sont abordées sur le mode du monochrome blanc, comme une référence au peintre américain Robert Ryman, d’où surgirait, par un simple trait de crayon, un visage magnétique. Le cadre intime et l’éclairage de ce petit espace d’exposition, une chapelle où furent conservées les reliques de saint Merry, accentuent l’effet.
À l’origine de cette expression contemporaine de la douleur
Lire les trois dossiers, en cliquant sur la flèche
« Ce groupe sculptural de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle, provient de l’église de Santa Eulàlia de la localité d’Erill la Vall, dans la vallée de Boí, région de la Haute Ribagorça, à une altitude de 1 240 m. L’ensemble devait provenir de ce qui est appelé aujourd’hui l’atelier d’Erill, comme d’autres pièces destinées à différents lieux des vallées environnantes, à une époque où ces contrées pyrénéennes reculées et rudes jouissaient d’une vitalité remarquable, sous la protection féodale de la famille Erill. Malheureusement, au cours des siècles suivants, les méandres de l’histoire ont condamné ces vallées à un oubli et à un abandon dont ont eu à souffrir beaucoup des exceptionnelles pièces romanes qu’elles abritaient. Malgré tout, aucune circonstance n’a été aussi destructrice que la guerre civile espagnole de 1936, qui en a fait disparaître quelques-unes d’un jour à l’autre. La Descente de croix, cependant, a été sauvée par le fait qu’elle avait déjà été inscrite dans les fonds de deux musées, l’Épiscopal de Vic et le National d’Art de Catalogne, après avoir été redécouverte, au début du XXe siècle, abandonnée dans un coin de la sacristie de l’église de Santa Eulàlia, par la mission organisée par l’Institut d’Études Catalanes (l’Académie Catalane), en 1907, afin de cataloguer et de préserver les œuvres d’art des vallées pyrénéennes, alors pratiquement isolées.
Le groupe, des sculptures de bois à l’origine polychrome, se compose de sept pièces, séparées mais non indépendantes, qui s’organisent autour de l’axe du cadavre du Christ : Joseph d’Arimathie et Nicodème, un de chaque côté, détachant le corps du martyr, Marie et saint Jean l’Évangéliste le contemplant en arrière-plan, également un de chaque côté, et enfin les deux larrons, Dimas et Gestas, suspendus à leurs croix respectives (perdues comme celles du Christ) un à chaque extrémité et d’une taille nettement plus petite que les autres protagonistes, sans doute pour souligner leur moindre stature spirituelle (à une époque où la perspective était inconnue). En fait, cependant, les mesures des figures sont déjà décroissantes à partir de l’axe du Christ, le plus proche de la taille naturelle, vers les deux extrémités, probablement parce qu’elles se plaçaient dans le demi-cercle formé par la poutre qui les soutenait et la voûte en plein cintre de la petite nef. Les vicissitudes subies par les sept pièces ont causé la perte de la plupart de leurs pieds au fil des siècles, y compris ceux du Christ, qui ne tenait pas sur ses extrémités, et les figures des trois crucifiés ont aussi perdu leurs bras (à l’exception du bras gauche du Christ). Seule la figure de Jean conserve, sur son manteau, des traces de la polychromie d’origine. Malgré les diverses mutilations des siècles passés et la mutilation absurde qu’entraîne la séparation des pièces dans deux musées différents distants entre eux d’une soixantaine de kilomètres, l’ensemble n’a pas perdu de sa capacité d’impact et c’est encore l’une des sculptures romanes les plus impressionnantes, avec la Descente de croix légèrement postérieure de Sant Joan des Abadesses. Bien que l’iconographie romane ait eu pour mission l’enseignement et l’endoctrinement des fidèles, il est évident que le sculpteur anonyme exceptionnel y a atteint une expression capable de susciter l’empathie de l’observateur devant le spectacle de la douleur de ceux qui contemplaient le cadavre de l’être aimé. Une douleur qui cependant ne se reflète pas dans les visages caractéristiquement hiératiques des assistants : Joseph d’Arimathie et Nicodème s’affairent à descendre le poids du sacrifié, et les larrons ont les yeux bandés et sont exclus de la vision ; seule Marie, qui devait soutenir le bras droit de son fils, et Jean, avec la main sur la joue, expriment une douleur sereine par une posture légèrement inclinée, méditative.
Le corps du Christ est le plus élaboré de tous, surtout par rapport aux deux autres nus, ceux des larrons, beaucoup plus schématiques et stéréotypés. Même le pagne qui couvre l’intimité du Christ, avec ses plis et ses drapés, est beaucoup plus travaillé que ceux des larrons, dont la réalisation a peut-être même été confiée aux aides du maître de l’atelier. […]
Josep Ricart a passé toute sa vie près de cette œuvre extraordinaire, déposée en grande partie (cinq des sept pièces) dans le musée de sa ville, Vic, en Catalogne centrale, qui l’a obsédé comme une présence toujours exigeante » Miquel Desclot (Catalogue)
Ce grand polyptyque qui permet le déploiement de plusieurs scènes sacrées fut commandé par l’italien Guido Guersi, supérieur de la communauté des frères Antonins de la localité alsacienne d’Issenheim, au peintre allemand Matthias Grünewald 1470-1528), qui a dû y travailler entre 1512 et 1516. Les Antonins étaient un ordre hospitalier voué aux soins des patients infectés souffrant de maladies aussi graves et douloureuses que le “mal des ardents” (ergotisme, causé par un parasite du seigle) ou la syphilis. Le retable destiné à la chapelle de son couvent devait s’insérer dans ce contexte, et devait contenir une représentation de saint Antoine, patron de l’ordre, et en particulier de ses tentations, les attaques du mal que le peintre a représenteés sous forme de démons monstrueux couverts de plaies, de chancres et de pustules comme les patients de l’hôpital. D’autres scènes importantes du complexe poiptique final sont l’Annonciation, l’Incarnation et la Résurrection, que l’on pouvait voir au cours de certaines fêtes de l’année liturgique. Mais la scène principale, celle qu’on pouvait voir la majeure partie de l’année, quand les panneaux latéraux étaient repliés, était le Calvaire qui occupe les deux panneaux centraux, flanqués à droite et gauche par les images de saint Antoine et de saint Sébastien, tandis que la Lamentation sur le Christ mort figurait sur la prédelle, sous les panneaux. C’est ce calvaire qui a fasciné le XXe siècle et a fait la gloire tardive de Grünewald. Une gloire qu’on lui avait mesurée en raison de la bizarrerie de son esthétique, qui semblait plus proche de celle du Moyen- Âge que d’artistes comme Michel-Ange, pourtant strictement contemporansn de l’Allemand. Le grand retable avait la mission de recevoir les patients admis à l’hôpital pour les consoler de leur propre douleur par la contemplation de la douleur supérieure de leur Sauveur, et de leur donner de l’espoir.
La Crucifixion d’Issenheim présente une grande figure écrasante du Crucifié, d’une taille disproportionnée par rapport aux quatre figures au pied de la croix. Bien que le corps du Christ semble déjà mort, et non moribond, Grünewald choisit d’exprimer, avec la bouche ouverte et baveuse, non pas la paix de celui qui est délivré de la douleur par la mort, mais l’immense tourment subi jusqu’à la fin par le sacrifié (d’où l’effet tellement saisissant et inhabituel de l’image). La première chose qui attire l’attention sur ce corps torturé, outre son extrême disproportion, est la chair couverte de plaies sur tout le corps, comme s’il avait été victime de quelque infection purulente, avec des morceaux d’épines plantés partout (alors qu’aucun Évangile ne dit qu’on ait enfoncé des épines dans le reste de son corps). On a voulu y voir, bien sûr, une façon de rapprocher le Christ des Antonins des maladies des patients. Mais c’est peut-être une conclusion hâtive, car les trois autres Crucifixions de Grünewald que nous conservons, détachées de tout contexte hospitalier, présentent aussi une chair meurtrie sur tout le corps, avec des épines plantées çà et là. Si l’obsession du peintre à représenter la torture, perceptible aussi dans les autres Crucifixions, l’amène à rendre souffrante la chair du supplicié, ce doit être plutôt pour symboliser la maladie de l’humanité que le Christ assume comme sa propre charge (un symbolisme en accord parfait avec le refus du peintre d’adopter le réalisme de ses contemporains). Le supplice se manifeste également, et de façon non moins bras, dans la cage thoracique gonflée, et dans la contorsion des énormes pieds dégoutants de sang. Tout le corps peint par Grünewald présente sans voiles l’anatomie crue de la douleur, une anatomie qui n’a rien à voir avec l’anatomie scientifique d’un Léonard de Vinci ou d’autres contemporains. Ce qui est encore accentué par l’adjonction d’un pagne minimal, déchiré et tout en loques, telle une autre victime de torture, et une couronne d’épines géante qui couvre, et remplace presque, toute la chevelure du martyrisé. Sur la prédelle qui soutient l’édifice pictural du retable, la figure du Christ descendu et gisant, libéré de la douleur du martyre, a retrouvé ses dimensions naturelles : ce qui était gigantesque au Calvaire, en définitive, ce n’était pas le corps du Christ, mais la douleur subie par ce corps.
Au pied de la croix, dans un nouveau défi au réalisme de l’époque, on trouve un Jean-Baptiste, le Précurseur, dans une attitude philosophique, comme étranger à la douleur de ceux qui appartiennent toujours au monde, montrant de l’index de la main droite le destin du Sauveur, l’agneau symbolique du sacrifice à ses pieds. De l’autre côté, trois personnages possédés, quant à eux, par la douleur du martyre et de la mort de l’être aimé : Marie, la mère, soutenue par Jean l’Évangéliste, tous les deux debout, et Marie-Madeleine, à genoux. Jean, et surtout Marie, ont un visage relativement serein, les yeux fermés pour cette dernière, mais concentrant l’expression de la douleur dans leurs mains serrées. Marie-Madeleine exprime la sienne par un visage désespéré, les yeux bien ouverts, un rictus à la bouche, et les mains croisées dans un geste implorant.
Mais c’est par-dessus tout le corps meurtri du Christ martyr, l’anatomie de la douleur, qui attire l’attention de Josep Ricart, à présent peintre, comme il a attiré au cours du dernier siècle celle d’autres artistes du monde entier. Sa réponse prend la forme de quatre peintures en détrempe à l’œuf sur un contreplaqué de bois traité à la colle de peau et au carbonate de calcium, avec la même technique qui a permis de peindre, il y a huit ou neuf siècles, les panneaux romans. Le thème dominant, comme sur le panneau qui a inspiré ces peintures, est la présence colossale du corps du crucifié, ici aussi avec une contorsion des pieds. Miquel Desclot (Catalogue)
Initialement, l’intention de Ricart était de se centrer sur le thème de la douleur, incarné dans le mythe chrétien du Calvaire. Mais au fur et à mesure que la proposition pour l’église Saint-Merry de Paris se développait, l’artiste a commencé à se demander s’il ne devait pas conclure son interprétation en ouvrant une fenêtre de consolation dans l’espoir de surmonter une douleur aussi insupportable qu’injuste. C’est ainsi que le thème de la crucifixion au Calvaire a finalement été complété par un appendice centré sur la Résurrection. Mais ici, l’artiste qui avait trouvé une inspiration si impérieuse dans le Crucifié de Grünewald, n’a pas trouvé sa nouvelle inspiration dans la Résurrection du même retable d’Issenheim, mais dans une œuvre datée d’un siècle plus tard : la Résurrection du Greco, une huile sur toile peinte entre les années 1597 et 1604, et conservée au Musée du Prado à Madrid. Il s’agit d’une vision audacieuse du moment de la résurrection du Christ, flottant au-dessus de l’agitation effarée des soldats qui gardaient son cadavre.
La troisième source d’inspiration de la proposition de Ricart est également due à une redécouverte du début du XXe siècle. Il ne faut pas oublier que la peinture du Greco a vécu un purgatoire de trois siècles, considérée comme une extravagance d’un peintre maladroit à la vue défectueuse. C’est pour la même raison qui a entraîné la réévaluation de Grünewald que les peintres du début du XXe siècle, rompant avec l’obsession naturaliste, ont revendiqué le génie méprisé du Greco. Santiago Russinyol « l’intronisait » déjà en 1894 et son ami Picasso en a assimilé très tôt la leçon, encore durant sa période barcelonaise. De sorte que les trois œuvres qui agissent comme déclencheurs des interprétations de Ricart dans cette exposition sont trois récupérations, par la nouvelle esthétique libératrice du XXe siècle, de trois visionnaires survivants malgré les hasards du temps. Il s’ensuit que l’artiste d’aujourd’hui qu’est Josep Ricart n’a pas trouvé ses référents dans un passé lointain, mais dans le présent de la propre époque qui les a faits siens ». Miquel Desclot (Catalogue)
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