Christian Boltanski, qui s’affiche comme autodidacte, n’a jamais pu ou voulu théoriser sa pratique, en revanche il parle abondamment de ce qu’il pense et réalise, ses propos servant de viatique pour traverser ses installations. Reprenant de nombreuses pièces antérieures, il construit une philosophie de l’art et de la vie en utilisant tous ses talents de communicant.
.
Dans « Faire son temps », tout est sombre : la lumière est faible, les cimaises sont grises, les cadres métalliques unifient les objets, les vêtements sont noirs. Et pourtant, il y a quelques exceptions.
*** QUELQUES COULEURS DANS UN UNIVERS TRÈS SOMBRE
On trouve des couleurs dans un nombre réduit d’œuvres significatives des années récentes, son approche se faisant plus sereine :
– Spectacle : Deux mots formés par des ensembles de lampes (2015) sont accrochés à l’entrée et à la sortie de l’exposition : « Départ » (en rouge) et « Arrivée « (en bleu).
Une signalétique de fête foraine, ironique. Entre les deux, l’œuvre-labyrinthe et la vie de chacun. Ce choix de médium reflète le lien que Christian Boltanski fait entre les arts visuels et les arts de la scène, lieu de l’éphémère. Ne dit-on pas parfois « quitter la scène » pour ceux qui meurent ? Cela est cohérent avec le parcours de l’artiste : il a participé à des titres divers à des pièces de théâtre ; né artistiquement durant le minimalisme et le conceptuel, il a intégré les matériaux du spectacles et ses finalités, il est d’ailleurs impressionné par l’œuvre immatérielle de Tino Seghal (Voir et Dire ->).
– Esprits : Deux « Animitas « (2017) sont projetées sur deux murs vidéos.
Christian Boltanski. Animitas blanc from Voir & Dire on Vimeo.
Des petites clochettes accrochées à de longues tiges sonnent au souffle du vent dans des paysages vides : la première sur un plateau chilien où les militaires avaient installé un camp de concentration, et qui a été ensuite parcouru par des veuves ; la seconde au nord du Québec dans des paysages de neige. Chaque clochette est dédiée à un être aimé. Christian Boltanski, fasciné par les innombrables étoiles dont la contemplation a nourri tant de textes fondamentaux, s’intéresse au non-humain, les esprits : un au-delà serein de la mort qui a traversé la plupart de ses créations.
– Mythes (nouveaux) : « Misterios « (2017) est un ensemble de trois écrans géants montrant une installation au nord de la Patagonie au bord de la mer. Ayant appris des Amérindiens que, selon leur mythe, la baleine (en grand nombre sur leurs côtes) connaît le début de l’Histoire et la vérité sur nous-mêmes, il a fait construire avec l’aide d’acousticiens des trompes qui sonnent au vent, dans des chants très proches de celui du mammifère. Il attendait que les animaux lui répondent.
Christian Boltanski. Misterios 2017 from Voir & Dire on Vimeo.
Cette œuvre est significative de la conception que l’artiste a de l’art : non pas la réalisation d’un objet, mais la construction d’un nouveau mythe qui a pour origine une situation ou un objet réel, que l’on se transmet sans chercher à voir l’objet concrètement. Peu importe si les trompes sont détruites par une tempête, selon lui, la mémoire de l’œuvre subsistera comme œuvre.
Son intérêt croissant pour les mythes et leur fonction est lié à la question plus générale de la transmission du souvenir, de l’histoire qu’on ne cesse de se raconter. En cela, Christian Boltanski est proche, sans le dire, de la tradition juive du hassidisme, et il espère que cette exposition accèdera au statut de mythe : qu’on la raconte ultérieurement.
*** UNE VIE, UNE CHRONOLOGIE
« Faire son temps » est une exposition construite selon un déroulé sensiblement chronologique.
Elle ne décrit pas le parcours de l’artiste, mais le ponctue, et offre aux familiers de ses expositions de revisiter bien des œuvres. En ce sens les premières salles sont très intéressantes, car elles permettent de découvrir d’où l’artiste est visuellement parti, en écho à ce que l’on peut lire dans de nombreux livres qui parlent longuement des tribulations de sa famille et de son enfance.
Après avoir peint entre 1965 et 1968 des tableaux souvent très violents qui ont été détruits, et dont « La chambre ovale » (1967) sur la solitude est un des rares à subsister, Christian Boltanski s’essaye brièvement au cinéma sur un mode expressionniste (« L’homme qui tousse ».1969).
1969-1984 : correspond à une période d’archéologie de lui-même, de reconstitution de son enfance. Très tôt, il est obsédé par tout ce qui passe et s’oublie, il s’oppose alors à cette perte inexorable ayant la mort en conclusion.
Il travaille ainsi avec de la pâte à modeler sur des objets qui lui ont appartenu, des fragments de son passé, ou des saynètes familiales. Cet artisanat du souvenir est à l’origine de livres d’artistes où les bases de sa démarche sont posées. La présentation dans des vitrines, selon les modes ethnographiques du musée de l’Homme, est un signe, à l’époque de la domination de la pensée structuraliste de Lévi Strauss. Il s’essaye à rassembler et classer, période des inventaires que d’autres artistes adoptent. Avec ses archives où il « ment vrai », il construit un art de la mémoire en glissant d’une interrogation sur sa vie, sur sa mort, à une réflexion sur celles des autres.
Les boîtes à biscuit en fer-blanc rouillé apparaissent dès 1969 dans une exposition chez Templon « Fabrication de 200 boîtes contenant chacune un moment de ma vie ».
Elles vont devenir des objets iconiques repris dans un très grand nombre de ses œuvres. Elles sont immédiatement parlantes, car ce sont les lieux les plus simples où l’on peut mettre ses secrets, ce sont aussi des reliquaires minimalistes auxquels sont adjointes des lampes. « Les registres du Grand Hornu » (1997) sont un mur de boîtes renfermant des milliers de documents administratifs concernant les salariés travaillant dans les mines du Grand Hornu en Belgique de 1920 à 1940 : chaque boîte contenant ces archives porte un nom accompagné d’une photo.
Cette archéologie de sa propre histoire est en fait très tôt conçue comme celle de chacun. De l’autobiographie inventée (jusqu’à un accident de voiture) il passe à l’histoire des hommes. Du « Je » l’artiste passe à « il », à un anonymat qui permet à chacun de se questionner, même s’il s’agit d’un passé révolu ou d’habitants d’un autre pays (notamment la Suisse).
La photographie est un médium fréquemment utilisé, non pas la photo parfaite, mais celle de l’amateur, qui par son statut « moyen » selon la terminologie de Bourdieu, par le nivellement de cette forme de culture, rend son art proche de tout un chacun.
Cet usage lui permet d’aborder la complexité de la question de l’autre. Les photos qu’il utilise principalement sont celles de visages dans un style auquel chacun peut se référer, des tirages provenant des journaux, des nécrologies, ou des photos de classe et de quartier. Mais les sujets sont anonymes, ce qui lui permet de réfléchir sur l’universalité, sur la cohabitation des bourreaux et des justes, des bons et des mauvais dans une même rue.
« Ce que je cherchais à montrer, c’était une réalité collective et pas ma réalité. »
Christian Boltanski affirme qu’il n’a jamais parlé de lui-même et que sa vie n’apparaît pas dans son travail. Seul apparaît la photo de ses parents, très en hauteur des cimaises « Sentimental Père-Mère de C.B., 2000 ». Une tendresse pleine de retenue.
« Et je dis toujours que c’est le rêve d’un artiste de ne plus avoir de visage et de n’être que le désir des autres […] J’aime dire qu’on a un miroir à la place du visage […] De manière très générale, on ne peut parler en art que de soi, mais soi devient les autres. C’est-à-dire qu’en même temps on passe du plus personnel, qui est la chose qu’on connaît, au plus général, au plus collectif […] Il faut toujours quelque chose en commun entre sa propre expérience qu’on décrit, et l’expérience de chacun. » (Catalogue p.35)
1984-1997. Partageant la sensibilité du dramaturge Tadeusz Kantor, Christian Boltanski affirme son goût pour les allégories de l’humanité et est obsédé par la mort qu’il va explorer de multiples façons : la sienne, celle des individus ou de ses amis, celle de masse.
Après la mort de ses parents, il fait face à des questions mystiques et son œuvre devient plus religieuse avec des petites chapelles, des reliquaires en hommage à des morts anonymes. C’est la période où il occupe l’espace avec ses « Monuments » : des séries de photos floutées éclairées par de petites lampes, des fils les reliant les unes aux autres.
Leur dimension sacrée culmine avec l’œuvre de la Chapelle Salpêtrière, « Leçon de Ténèbres » (1986), deux ans après la mort de son père en cet hôpital, œuvre qui lui a assuré la reconnaissance publique. Alors que la plupart des monuments sont en marbre et bronze, l’artiste opte pour des matériaux pauvres et fragiles.
Les ampoules et leur fil, qui constituent l’archétype du matériau pauvre et témoignent de la fragilité de l’existence deviennent un élément fondamental de son vocabulaire.
Progressivement à partir de 1986, les œuvres contiennent leur propre éclairage, faible et mis en scène de multiples façons.
De la fiction narrative, il passe au commémoratif et aux questions d’Histoire, notamment de la Shoah, confrontant le spectateur à la mort de masse. Les faibles lumières y jouent un rôle essentiel.
Mémoire. On a cherché à faire de lui un artiste de la mémoire, principalement de la Shoah. Il s’en est défendu en visant l’universel.
Dans la grande exposition Monumenta, « Personnes » (2010), la grue qui saisissait les vêtements, symboles des hommes, a été perçue comme l’allégorie des mécanismes des camps alors que l’artiste traitait du hasard de la vie : « Pourquoi sommes nous ainsi ? Pourquoi untel meurt plutôt que nous ? » (Voir et Dire) comme il l’avait aussi abordé dans une œuvre de la Biennale de Venise en 2011.
Tenant à distance son histoire personnelle, il parle souvent de l’absence, de l’éphémère, d’éternité, sachant que le visiteur en a déjà l’expérience ou le désir.
Ainsi, ce qu’il privilégie est la mémoire affective, ce qu’il appelle la « petite mémoire ». Pour lui, il faut en effet oublier les mauvaises choses de la vie. Il n’est pas neutre que dans le catalogue général de l’exposition, il cite la rabbine libérale Delphine Horvilleur « Pour naître, il faut oublier ».
Le vêtement et l’absence.
Si, à la fin des années 90, il propose des processus d’individualisation avec des listes, notamment de numéros de téléphone, il tente de signifier la présence, mais par son contraire : l’absence. Les vêtements et les voiles deviendront d’autres éléments de son vocabulaire pour évoquer cette réalité. La grande performance à l’église Saint-Eustache en 1994, avec des manteaux sur des chaises, puis au sol pendant les Jours Saints, est une référence toujours actuelle.
Ces années correspondent à la période la plus sombre de l’artiste, dans son existence propre, mais aussi dans le contexte du Sida. Il réalise alors des pièces symboliquement fortes : les « Tombeaux » (sur l’impartialité de la mort), les « Portants » (en rapport avec la maladie et les hôpitaux), les « Véroniques » (des boîtes grises où calques et tissus rendent l’image individuelle très floue et font référence au mythe originaire de la peinture).
Depuis 1998. L’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1998, « Dernières années », au titre à nouveau ambivalent, manifeste une évolution sensible de son approche : plus symbolique, de plus en plus immatérielle, l’œuvre perdant de son autonomie pour devenir le support d’un discours.
Ses installations prennent de plus en plus d’importance en volume, insérées dans un ensemble où le visiteur est invité à cheminer, jusqu’à la dernière pièce, « Perdus » où se trouvent 5000 objets que personne n’a jamais réclamés. En 2000, toujours dans le même musée, avec « Voilà », ses propos deviennent utopiques et universels : il a rassemblé le maximum d’annuaires du monde pour nommer les habitants de la terre, pour les rendre présents.
Le décompte du temps et des humains. Il utilise le vieux mécanisme de l’horloge parlante du téléphone pour rendre perceptible le temps qui passe, pour sa première version dans une galerie vide où seule résonne une voix sans fin. Cette œuvre a ensuite été installée dans l’exposition de référence « Traces du Sacré » à Beaubourg en 2008, puis dans la crypte de la cathédrale de Salzburg, une œuvre permanente « parlant » d’éternité.
C’est dans un esprit analogue, mais pour signifier le flux de la vie et la totalité du monde, qu’il installa, à Venise en 2011, un décompte digital des personnes qui mourraient et naissaient, en une journée, un peu sur le modèle du décompte des secondes nous séparant de la date mythique du 1er janvier de l’an 2000. Une œuvre apparemment optimiste, puisque le compteur des naissances était toujours supérieur à celui des morts, mais qui faisait réfléchir chacun sur le début et la fin de sa vie, comme dans l’expo actuelle.
Les œuvres évolutives associant les hommes. « Les archives du cœur » ont attiré beaucoup de visiteurs à Monumenta 2010 : il leur était proposé de faire enregistrer leurs battements cardiaques qui seraient ensuite conservés dans une petite maison sur une île japonaise, Teshina, à laquelle tout le monde peut avoir accès.
Celle-ci fonctionne désormais comme un lieu de pèlerinage, où les Japonais peuvent se recueillir en écoutant les battements de leurs ascendants. Dans certaines œuvres, ces battements sont associés à la vibration des filaments d’une lampe (« Cœur » en 2005, le sien) ; ils deviennent visibles.
La disparition. Cette question existentielle et philosophique devient progressivement centrale, Christian Boltanski ne produit plus rien de définitif, l’éphémère étant décliné soit sur un mode autobiographique soit d’une manière plus conceptuelle.
Comme dans « Crépuscule » (2015) où dans une pièce sont rassemblées des dizaines de lampes allumées, dont l’une s’éteint chaque jour, jusqu’à la fin de l’exposition. « Jouant la fragilité, jusqu’à la disparition, son travail devient de plus en plus impalpable, fait de lumière, de sons, d’effets et tend au périssable, au transitoire, à l’impermanence. » (Catalogue p.220)
La quête existentielle.
Elle domine la majeure partie de ses œuvres, notamment depuis Monumenta (2010), « Chance » à Venise (2011) ou encore « Prendre la parole », où une forme de bois, à la manière de « L’homme qui marche de Giacometti », revêtue de noir, pose une question personnelle préenregistrée quand le visiteur s’approche. Les œuvres en couleurs décrites au début de cet article précisent sa quête la plus récente.
Shintoïsme. Christian Boltanski est sensible au shintoïsme, probablement parce que cette spiritualité est dominante au Japon, pays qu’il aime et où il travaille beaucoup. Enfant, il a reçu les sacrements du catholicisme, mais les bouleversements de sa vie personnelle et familiale l’ont orienté vers un certain mysticisme éclectique, retrouvant le judaïsme de ses grands-parents polonais, puis vers un état où il se déclare incroyant.
Le shintoïsme lui permet de toucher à l’universel et à la nature dans la mesure où il opère une disjonction entre la matérialité et la perpétuité d’une œuvre, un temple pouvant être détruit et reconstruit tous les 20 ans tout en étant considéré comme ancien et sacré, car lui sont associés des rites et des mythes immémoriaux. Un tel rapport à l’art autorise que ses œuvres majeures soient réinterprétées en fonction du site, comme une partition jouée par des musiciens différents. Il faut alors parler de version, comme le « Terril du Grand Hornu » (2015) présenté dans l’exposition, mais qui n’a pas été déplacé. Ce n’est pas une simple licence de reproduction, mais une conception du partage sans limites de l’œuvre d’art.
Une des œuvres les plus fortes de l’exposition, « Réserve : les Suisses morts » (1991), avec ses boîtes en équilibre devant une façade de Beaubourg dotée d’un filtre gris ayant comme fond Montmartre et le Sacré Cœur, en 2019, relève de cette spiritualité : une invitation à méditer sur la fragilité humaine devant un paysage (ici urbain). Une halte dans une sorte de lieu de culte laïc, culturel et ouvert sur un ciel changeant.
Le joueur et le créateur de mythes. L’artiste est devenu progressivement un créateur de mythes modernes qui sont à la base de sa philosophie.
Il suffit ici de mentionner le pacte faustien qu’il a fait avec David Walsh, un riche collectionneur de Hobart en Tasmanie : en échange d’un versement mensuel, le coût discuté de sa vie jusqu’à sa mort, son atelier est filmé en permanence par trois caméras et les images transmises et conservées dans une grotte. Ces images n’ont aucun intérêt (sauf de voir vieillir l’artiste). L’homme qui n’avait jamais perdu d’argent dans ses casinos a ici perdu son pari !
Le plus important pour lui devient l’indicible, le non-objet, entendu comme la création de nouvelles mythologies compréhensibles par tous, en reprenant certaines très anciennes.
« Les mythes sont toujours dits par un chaman ou un prêcheur qui les invente et/ou les transmet et peut-être que je me situe à l’intérieur de cette tradition [… ] Et des chamans ou des prêcheurs viendront pour retransformer encore ces mythes et cela à l’infini. » (Entretien avec Bernard Blistène, commissaire ; document remis au visiteur)
« Dans ma vie, il y a eu plusieurs périodes : une, où les œuvres ont existé ; une autre, où elles étaient détruites, mais refabriquées ; et, maintenant, il n’est plus question de voir les œuvres, mais de savoir qu’elles existent. » (document remis au visiteur).
Jean Deuzèmes
>>
Voir et Dire, un réseau sur l’art contemporain, pour le comprendre et l’apprécier.
Retour page d’accueil et derniers articles parus >>>
>>
Recevoir la lettre mensuelle de Voir et Dire et ses articles ou dossiers de commentaires d’expositions, abonnez-vous >>>
Merci de faire connaître ce site et cet article dans vos propres réseaux.